Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0695

Louis Conard (Volume 4p. 455-458).

695. À MADAME JULES SANDEAU.
Croisset, 21 octobre [1861].

Quel gente lettre vous m’avez écrite ! Il n’est pas possible de lire rien de plus aimable et de plus charmant. J’en ai été ravi et touché. Tout ce que vous me dites de mon livre est bien encourageant et bien bon. Mais qu’en résultera-t-il ? Je commence demain mon dernier chapitre, que je compte avoir fini vers la fin de janvier. Quant à la publication, il est fort probable (entre nous) qu’elle se trouvera reculée jusqu’à l’automne prochain — ou prochaine ; — à moins que mon éditeur (je ne sais lequel) ne veuille risquer la chose quand même. Mais il me semble, à moi, très présomptueux et assez stupide de vouloir attirer l’attention publique pendant tout le temps que les Misérables paraîtront. Or, si les huit volumes paraissent tous les mois, deux à deux, à partir de février, ce sera une affaire de quatre mois, ce qui me rejette en juin, époque détestable. Voilà !

Je comptais cet été sur un peu d’argent pour prendre l’air. C’est de ce côté-là seulement que la chose me blesse. Car je n’ai nullement la maladie typographique. Dès que j’ai fini un livre, il me devient complètement étranger, étant sorti de la sphère d’idées qui me l’a fait entreprendre. Donc, quand Salammbô sera recopiée — et recorrigée, je la fourrerai dans un bas d’armoire et n’y penserai plus, fort heureux de me livrer immédiatement à d’autres exercices. Advienne que pourra ! Le succès n’est pas mon affaire. C’est celle du hasard et du vent qui souffle.

Je ne tiens compte que des intentions. C’est pour cela que je m’estime, les miennes étant hautes et nobles. Et voilà pourquoi j’ai défendu le doux Vacquerie. S’il n’a pas plus de talent, est-ce sa faute ? Je garde toute ma haine et tout mon dédain pour les gens qui font des choses convenables et réussies, — et j’aime mieux un bossu, un nain et même un crétin du Valais qu’un Môsieu quelconque. Il n’est pas donné à tout le monde d’être ridicule. Êtes-vous bien sûre que dans vingt-cinq ans la Camaraderie[1], ou la Calomnie[2], sera plus admirée que les Funérailles de l’honneur[3] ? Parlons d’autre chose ; le sujet n’est pas gai.

Je viens de me livrer à des lectures médicales sur la soif et la faim — et j’ai lu entre autres la thèse du Dr Savigny, le médecin du radeau de la Méduse. Rien n’est plus dramatique, atroce, effrayant. Quel est le sens providentiel de toutes ces tortures ? Mais je connais quelque chose de bien plus affligeant pour l’humanité : c’est la Jessie du sieur Mocquard ! Parlez-m’en un peu. Quelles idées, quel langage, quelle conception ! Les expressions me manquent pour exprimer mon horreur.

Vous avez bien raison d’aimer les voyages. C’est la plus amusante manière de s’ennuyer, c’est-à-dire de vivre, qu’il y ait au monde. Ce goût-là, quand on s’y livre, ne tarde pas à devenir un vice, une soif insatiable. Combien n’ai-je pas perdu d’heures dans ma vie à rêver, au coin de mon feu, de longues journées passées à cheval, dans les plaines de la Tartarie ou de l’Amérique du sud ! Mon sang de peau rouge (vous savez que je descends d’un Natchez ou d’un Iroquois) se met à bouillonner dès que je me trouve au grand air, dans un pays inconnu. J’ai eu quelquefois (et la dernière entre autres, c’était il y a trois ans près de Constantine) des espèces de délire de liberté où j’en arrivais à crier tout haut, dans l’enivrement du bleu, de la solitude et de l’espace. Et cependant, je mène une vie recluse et monotone, une existence presque cellulaire et monacale. De quel côté est la vocation ?

Je vous félicite d’avoir été heureuse, ces vacances, à propos de votre cher fils, que « j’aime en vous », comme diraient les gens d’église.

Écrivez-moi de longuissimes lettres où vous direz tout ce qui vous passera par la tête. Plus il y en aura, et mieux ce sera. Je pense à vous très souvent, très profondément, et j’ai grande envie de vous revoir. Je vous baise les mains.


  1. La Camaraderie, ou la Courte échelle, comédie en 5 actes et en prose, par Scribe (Théâtre-Français, 29 janvier 1837).
  2. La Calomnie, comédie en 5 actes et en prose, du même (Théâtre-Français, 20 février 1840).
  3. Les Funérailles de l’honneur, drame en 7 actes, en prose, par Auguste Vacquerie (Porte-Saint-Martin, 30 mars 1861).