Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0651

Louis Conard (Volume 4p. 388-389).

651. À MADAME JULES SANDEAU.
Dimanche [5 août 1860].

Je m’ennuie de vous extrêmement. De jour en jour j’attends de vos nouvelles — et comme elles n’arrivent pas, je vous en demande.

Que faites-vous ? Que devenez-vous ? Que lisez-vous ? etc. ! etc. ! L’atroce été que nous avons vous jette-t-il un peu de noir dans l’âme ? Moi, je me rôtis les tibias devant ma cheminée, comme en décembre — en ruminant un tas de vieilles choses, et bâtissant encore (comme si j’étais jeune !) des plans de livres, de voyages et de vie. Je pousse de grands soupirs. Je fume pipes sur pipes, puis je retourne à ma table. Telle est la façon diaprée dont s’écoulent mes jours. Les angoisses de la littérature succèdent aux aplatissements de l’existence. Et toujours ainsi ! Cela alterne — c’est un duo, une harmonie.

J’entremêle mes lectures puniques (qui ne sont pas légères) d’autres facéties graves. Je me livre maintenant au volumineux bouquin de mon ami le Dr Pouchet sur les générations spontanées.

Je regrette de ne pas être un savant, et puis… je songe à vous ! bien que vous ne vouliez pas le croire.

Voici les vacances qui vont venir. Vous allez avoir chez vous votre fils, ce sera une douceur. Savourez-la. On en goûte peu. Cette époque de distributions de prix me remet toujours en mémoire mon temps de collège. J’ai un grand respect pour ce que j’étais alors (bien que je fusse parfaitement ridicule) — et si je vaux quelque chose, c’est peut-être à cause de cela ? — Nous étions un petit cénacle où bouillonnait et flamboyait, je vous le jure, la plus furieuse exaltation poétique et sentimentale qu’il soit possible de contempler. Nous couchions la tête sur des poignards. On se suicidait pour tout de bon. Nous étions beaux comme des anges !

Pourquoi diable vous dis-je tout cela ?

Le but ou le prétexte de ma lettre (comme vous voudrez) était de vous demandez si, à la fin de la semaine prochaine (c’est-à-dire après la fête de S. M.), vous serez chez vous ? Et l’heure à laquelle on peut vous voir ? — Répondez-moi, hein !

Et laissez-moi vous baiser les mains.