Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0650
Je commençais à trouver le temps long, et je me demandais si tu n’étais pas resté collé au fond de l’anus d’un môme oriental, quand est survenue ton épître. Tu négliges trop la calligraphie, j’ai eu du mal à te lire. Ne te fâche pas, et taille tes plumes.
Tu m’as l’air, mon bon, de te la passer douce. Continue, profite, f…-toi des bosses de toutes sortes, et reste là-bas le plus longtemps qu’il te sera possible. Tu regretteras les bottes de maroquin rouge et les c… sans poil.
Mais puisque tu y es, va le plus loin possible. File à Tuggurt, de Constantine cela est très facile. Si, chemin faisant, tu découvres quelque facétie idoine à être intercalée dans Salammbô, fais-en part à ton ami.
Quand crois-tu que Paris te repossédera ?
Nous ne nous verrons pas énormément, cet hiver. J’irai « dans la moderne Athènes » au mois de novembre, pour la pièce de Bouilhet ; puis je reviendrai ici, seul, abattre le plus de pages que je pourrai, car je voudrais que 1861 vît la fin de mon sacré roman. Je finis le chapitre viii (j’en aurai encore six !) Ma Bataille du Macar est terminée, provisoirement du moins, car je n’en suis pas satisfait, c’est à reprendre, cela peut être mieux.
En fait de nouvelles littéraires, je n’en sais qu’une qui va te réjouir. La pièce de l’académicien Ponsard est tombée honteusement, tombée comme on tombait autrefois, à plat, classiquement[1]. C’est une élégance de plus. Mais, comme le public l’a beaucoup sifflée, je me demande si ce n’est pas un honneur, et je suspecte sa pièce de valoir mieux que les précédentes.
Je lis maintenant le volume de mon ami le docteur Pouchet sur l’Hétérogénie[2], cela m’éblouit. Quelle quantité de splendides bougreries il y a dans la nature ! On lui a refusé (au père Pouchet) son passage au bord des paquebots, passage qu’il demandait au ministre de l’instruction publique, pour aller continuer ses expériences au Caucase. Telle est la façon dont on encourage les sciences. Quant à celle dont on chérit les lettres, nous savons à quoi nous en tenir.
Que dit-on, où tu es, des massacres de la Syrie ? Ça va bien dans le Liban ! La chose, du reste, était facile à prévoir. On se conduit si intelligemment avec ces gens-là !
Quelle espèce de bouquin rêves-tu ? Est-ce un roman ? un voyage ? ou un traité ? ou des essais ?
Que devient Sylvie au milieu de tout cela ? tu ne m’en parles pas.
À la fin de la semaine prochaine (après les fêtes de Sa Majesté) je serai à Paris. En conséquence, si tu m’écris du 18 courant au 1er septembre, adresse ta lettre boulevard du temple.
Nous causons souvent de ta seigneurie, et d’ailleurs, toutes les fois que je vais pisser, je contemple au-dessus de ma table de nuit ta truculente portraiture et je te dis un petit bonjour.
Non ! Mon vieux, ne va pas croire que les beaux sujets font les bons livres. J’ai peur, après la confection de Salammbô, d’être plus que jamais convaincu de cette vérité. Rumine-la pendant que, pour toi, il en est temps encore.
Adieu, porte-toi bien, je t’embrasse.