Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0638

Louis Conard (Volume 4p. 370-372).

638. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
[Paris, 30 mars 1860].

Non, je ne vous oublie pas. Mais à Paris les jours passent si vite ! Et je suis dans un tel train d’occupations et de lectures, que je ne fais pas toujours ce que je veux et ne vois pas les gens que j’aime. Voici d’ailleurs mes excuses :

1o Je suis arrivé ici à l’époque du jour de l’an, et j’ai été pris par les visites et courses de la nouvelle année. 2o Le 15 janvier j’ai fait une chute assez grave, qui m’a retenu une huitaine au lit. 3o Mon roman carthaginois m’a entraîné et m’entraîne encore dans tant de divagations et de recherches (j’ai bien avalé depuis le 1er février une cinquantaine de volumes) que je ne sais souvent où donner de la tête. Voilà cinq mois que je suis sur le même chapitre. Il s’agit de reconstruire ou plutôt d’inventer tout le commerce antique de l’orient. 4o Je suis depuis trois semaines dérangé par un mariage. C’est la fille de mon frère qui prend époux le 17 du mois prochain, je retourne à Rouen à cette époque. 5o Comme, à Rouen, je ne puis me procurer les livres dont j’ai besoin et que je ne peux emporter ceux des bibliothèques publiques, il faut que je me hâte de finir toutes ces lectures avant mon départ. Voilà mes raisons. Mais croyez bien que je pense à vous souvent, très souvent. J’ai la plus grande sympathie pour votre esprit et pour votre cœur. Ne craignez pas de m’envoyer de vos lettres. Elles me plaisent et me touchent ; elles m’agréent et m’attendrissent.

Je n’ai été cet hiver que deux fois au spectacle, deux fois pour entendre Mme Viardot dans Orphée. C’est une des plus grandes choses que je connaisse. Depuis longtemps je n’avais eu pareil enthousiasme. Quant au reste, à ce qu’on appelle des nouveautés et qui sont souvent des vieilleries, ça ne vaut pas la peine d’être nommé. Je suis, du reste, peu au courant. Tout ce qui n’est pas art phénicien, depuis longtemps m’est indifférent, et plus j’éprouve dans mon travail de difficultés, plus je m’y attache. On n’aime que les choses et les gens qui vous font souffrir. Et puis, pour tolérer l’existence, ne faut-il pas avoir une marotte ?

Que vous dirai-je de vous et quel conseil vous donner ? On vous les a tous donnés et vous n’en avez suivi aucun. On est incurable quand on chérit sa souffrance. Vous ne voulez pas guérir. Vous ne savez pas ce que peut la volonté. Que puis-je faire pour vous, sinon des vœux stériles ? Mais si vous avez besoin d’une oreille pour écouter vos plaintes, criez-les dans la mienne, le cœur les entendra.

J’ai, ce soir, dîné avec des savants qui m’ont fortement loué un nouvel ouvrage d’un M. Larroque, 2 volumes sur les dogmes catholiques. Mais il paraît que le susdit ouvrage vient d’être interdit.