Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0637

Louis Conard (Volume 4p. 368-370).

637. À LOUIS BOUILHET.
[Paris] 29 mars 1860.

J’ai fait hier connaissance de mon futur neveu Adolphe Roquigny. C’est un fort homme et qui me paraît doux comme un agneau. Les jeunes gens ont l’air épris l’un de l’autre. Tout cela est très bien ! On est enchanté ! Heureux ceux qui vivent dans la bonne et simple nature ! Oui, quand je me suis retrouvé seul, le soir, j’ai senti qu’entre moi et mes co-mortels il y avait des abîmes. Tout le bonheur de la vie est là sans doute. Et pourtant si on me l’offrait, accepterais-je ?

Aujourd’hui, j’ai été chez Janin qui est très touché de ta lettre. Il m’a fait ton éloge, dit que tu avais beaucoup de talent, que ta personne lui plaisait, que tu avais raison d’habiter la province, etc., etc. « Il entend joliment Horace, ce gaillard-là ! Aussi, voyez ! Quelle supériorité ça lui donne sur les autres ! » Bref, tu as très bien fait de lui envoyer ton épître, et je parie qu’à ta prochaine pièce tu auras un feuilleton superbe. Oh ! les hommes !

Feydeau, de plus en plus furieux contre iceux, se console en faisant faire pour son usage personnel : 1o  son portrait ; 2o  son camée. Je suis effrayé du peu d’affection qu’on lui porte et je passe ma vie à le défendre ; or, j’ai fort à faire, car il manque entièrement de politique.

Chez Janin, tantôt, re-vu le Feuillet (peu sympathique, décidément). Il vient de faire une jolie chute avec sa Tentation[1].

Dimanche, il y a eu chez moi un « grand combat » entre Baudry, Saint-Victor et l’excellent père Maury, qui est charmant. Je dîne demain à Versailles avec lui et Renan.

Notre ami Maxime a publié dans la Revue des Deux Mondes une nouvelle[2] que l’on dit peu raide.

Je n’ose te donner un avis sur la fin de ta pièce par peur de te conseiller une couillonnade ou une imprudence. Le public est si bête, si stupide, si idiot ! D’autre part, c’est embêtant de rater une belle chose et peut-être qu’à force d’art, on peut la faire passer ? Vois, cherche. Je serai tout aussi embarrassé que toi.

Est-ce que tu vas prendre mon genre de te livrer à des lectures sans fin ? Jolie manière de perdre son temps.

Adieu, vieux. Il y a des fois où j’ai des soifs de toi à prendre le chemin de fer pour aller t’embrasser.

À toi, mon pauvre Quaraphon !


  1. La Tentation, pièce en 5 actes et 6 tableaux. (Paris, Vaudeville, 19 mars 1860.)
  2. L’Homme au bracelet d’or.