Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0566

Louis Conard (Volume 4p. 240-244).

566. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
[Croisset] Samedi, 12 décembre 1857.

Je ne veux pas partir pour Paris avant de vous écrire, chère Demoiselle. Car ne croyez pas que votre correspondance ne me soit très précieuse. J’y tiens essentiellement et ne voudrais point qu’elle fût interrompue.

J’ai été assez mal depuis ma dernière lettre. J’ai entrepris un maudit travail où je ne vois que du feu et qui me désespère. Je sens que je suis dans le faux, comprenez-vous ? et que mes personnages n’ont pas dû parler comme cela. Ce n’est pas une petite ambition que de vouloir entrer dans le cœur des hommes, quand ces hommes vivaient il y a plus de deux mille ans et dans une civilisation qui n’a rien d’analogue avec la nôtre. J’entrevois la vérité, mais elle ne me pénètre pas, l’émotion me manque. La vie, le mouvement, sont ce qui fait qu’on s’écrie : « C’est cela », bien qu’on n’ait jamais vu les modèles ; et je bâille, j’attends, je rêvasse dans le vide et je me dépite. J’ai ainsi passé par de tristes périodes dans ma vie, par des moments où je n’avais pas une brise dans ma voile. L’esprit se repose dans ces moments-là ! Mais voilà bien longtemps que ça dure. N’importe, il faut prendre son mal en patience, se rappeler les bons jours et les espérer encore.

Ce que vous me dites de Béranger est bien ce que j’en pense ! Mais, à ce propos, pour qui me prenez-vous ? Croyez-vous que je regarde plutôt à la chaussure qu’au pied, et au vêtement qu’à l’âme ? « Mes goûts aristocratiques » me font sentir et aimer tout ce qui est beau, à travers tout, soyez-en sûre. Il y a une locution latine qui dit à peu près : « Ramasser un denier dans l’ordure avec ses dents. » On appliquait cette figure de rhétorique aux avares. Je suis comme eux, je ne m’arrête à rien pour trouver l’or. Et d’abord, je ne crois pas à tout ce que vous m’écrivez de défavorable sur votre compte. D’ailleurs, quand ce serait, je ne vous en aime pas moins.

Ne me placez pas non plus si haut (dans la sphère impassible des esprits). J’ai au contraire beaucoup aimé dans ma vie et on ne m’a jamais trahi ; je n’ai à importuner la Providence d’aucune plainte. Mais les choses se sont usées d’elles-mêmes. Les gens ont changé, et moi je ne changeais pas ! Mais à présent, je fais comme les choses. Je vais chaque jour me détériorant, et la confiance en moi, l’orgueil de l’idée, le sentiment d’une force vague et immense que l’on respire avec l’air, tout cela décline peu à peu.

C’est ce soir que je prends 36 ans. Je me rappelle plusieurs de mes anniversaires. Il y a aujourd’hui huit ans, je revenais de Memphis au Caire, après avoir couché aux Pyramides. J’entends encore d’ici hurler les chacals et les coups du vent qui secouait ma tente.

J’ai l’idée que je retournerai plus tard en Orient, que j’y resterai et que j’y mourrai. J’ai d’ailleurs, à Beyrouth, une maison toute prête à me recevoir. Mais je n’en finirais plus si je me mettais à vous parler des pays du soleil. Ce serait trop long. Causons d’autre chose.

Voilà plusieurs fois que vous me parlez de Jean Reynaud ; je trouve, comme vous, son livre un fort beau livre. Seulement, il a fait son théologien bien complaisant. La forme dialoguée est mauvaise. Elle était peut-être même impossible. Je trouve le tout un peu long. Quant à son explication des peines et des récompenses, c’est une explication comme une autre, c’est-à-dire qu’elle n’explique rien. Qu’est-ce qu’un châtiment dont n’a pas conscience l’être châtié ? Si nous ne nous rappelons rien des existences antérieures, à quoi bon nous en punir ? Quelle moralité peut-il sortir d’une peine dont nous ne voyons pas le sens.

Avez-vous lu les Études d’histoire religieuse de Renan ? Procurez-vous ce livre, il vous intéressera.

Pourquoi ne donnez-vous pas cours, sur le papier, à vos idées ? Écrivez-donc ! quand ce ne serait que pour votre santé physique.

Vous me dites que je fais trop attention à la forme. Hélas ! c’est comme le corps et l’âme ; la forme et l’idée, pour moi, c’est tout un et je ne sais pas ce qu’est l’un sans l’autre. Plus une idée est belle, plus la phrase est sonore ; soyez-en sûre. La précision de la pensée fait (et est elle-même) celle du mot.

Si je ne peux rien aligner maintenant, si tout ce que j’écris est vide et plat, c’est que je ne palpite pas du sentiment de mes héros, voilà. Les mots sublimes (que l’on rapporte dans les histoires) ont été dits souvent par des simples. Ce qui n’est nullement un argument contre l’Art, au contraire, car ils avaient ce qui fait l’Art même, à savoir la pensée concrétée, un sentiment quelconque, violent, et arrivé à son dernier état d’idéal. « Si vous aviez la foi, vous remueriez des montagnes » est aussi le principe du Beau. Ce qui peut se traduire plus prosaïquement : « Si vous saviez précisément ce que vous voulez dire, vous le diriez bien. » Aussi n’est-il pas très difficile de parler de soi, mais des autres !

Eh bien ! je crois que jusqu’à présent on a fort peu parlé des autres. Le roman n’a été que l’exposition de la personnalité de l’auteur et, je dirais plus, toute la littérature en général, sauf deux ou trois hommes peut-être. Il faut pourtant que les sciences morales prennent une autre route et qu’elles procèdent comme les sciences physiques, par l’impartialité. Le poète est tenu maintenant d’avoir de la sympathie pour tout et pour tous, afin de les comprendre et de les décrire. Nous manquons de science, avant tout ; nous pataugeons dans une barbarie de sauvages : la philosophie telle qu’on la fait et la religion telle qu’elle subsiste sont des verres de couleurs qui empêchent de voir clair parce que : 1o on a d’avance un parti pris ; 2o parce qu’on s’inquiète du pourquoi avant de connaître le comment ; et 3o parce que l’homme rapporte tout à soi. « Le soleil est fait pour éclairer la terre. » On en est encore là.

Je n’ai que la place de vous serrer les mains bien affectueusement.