Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0565

Louis Conard (Volume 4p. 238-240).

565. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset, fin novembre-début décembre 1857.]
Grand Homme,

Attends-tu que je te fasse une critique détaillée de tes trois articles ? Ce serait trop long, mon bon. Qu’il te suffise de savoir qu’ils m’ont extrêmement botté. Je me permettrai seulement, de vive voix, de te faire observer quelques légères taches comme « piquant détail », etc. Mais comme je suis le seul mortel à qui ces choses déplaisent, c’est peu important. Je crois que tu as tiré de la chose tout ce qu’elle comportait. Voilà l’essentiel. Et puis tu soutiens les principes, tu es un brave. Merci, mon cher monsieur.

Ne te flatte pas, aimable neveu, de l’espoir d’entendre les aventures de mademoiselle Salammbô. Non, mon bichon, cela me troublerait ; tu me ferais des critiques qui m’embêteraient d’autant plus qu’elles seraient justes. Bref, tu ne verras cela que plus tard, quand il y en aura un bon bout de fait ! à quoi bon d’ailleurs te lire des choses qui probablement ne resteront pas ? Quel chien de sujet ! je passe alternativement de l’emphase la plus extravagante à la platitude la plus académique. Cela sent tour à tour le Pétrus Borel et le Jacques Delille. Parole d’honneur ! j’ai peur que ce ne soit poncif et rococo en diable. D’un autre côté, comme il faut faire violent, je tombe dans le mélodrame. C’est à se casser la gueule, nom d’un petit bonhomme !

La difficulté est de trouver la note juste. Cela s’obtient par une condensation excessive de l’idée, que ce soit naturellement, ou à force de volonté, mais il n’est pas aisé de s’imaginer une vérité constante, à savoir une série de détails saillants et probables dans un milieu qui est à deux mille ans d’ici. Pour être entendu, d’ailleurs, il faut faire une sorte de traduction permanente, et quel abîme cela creuse entre l’absolu et l’œuvre !

Et puis, comme le bon lecteur « Françoys » qui « veut être respecté » a une idée toute faite sur l’antiquité, il m’en voudra de lui donner quelque chose qui ne lui ressemblera pas, selon lui. Car ma drogue ne sera ni romaine, ni latine, ni juive. Que sera-ce ? Je l’ignore. Mais je te jure bien, de par les prostitutions du temple de Tanit, que ce sera « d’un dessin farouche et extravagant », comme dit notre père Montaigne. C’est bien vrai, ce que tu écris sur lui.

Adieu, mon cher vieux. Relis et rebûche ton conte. Laisse-le reposer et reprends-le, les livres ne se font pas comme les enfants, mais comme les pyramides, avec un dessin prémédité, et en apportant des grands blocs l’un par-dessus l’autre, à force de reins, de temps et de sueur, et ça ne sert à rien ! et ça reste dans le désert ! mais en le dominant prodigieusement. Les chacals pissent au bas et les bourgeois montent dessus, etc. ; continue la comparaison.

Mille tendresses.

La première chose que je ferai à Paris sera d’entendre ton histoire. À peine débarqué je me ruerai dans ton domicile avant même de me livrer à aucun de ces actes obscènes que l’indécence ordonne de nommer et la nature d’accomplir.