Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0494

Louis Conard (Volume 4p. 119-121).

494. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 16 septembre 1856.

Tu as donc eu aujourd’hui, pauvre vieux ! ta première journée d’auteur dramatique[1] ! Enfin !

J’ai bien pensé à toi tout l’après-midi, et ce soir surtout. Il me déplaisait de ne pas connaître les lieux. J’ai eu une aperception très nette de ta figure écoutant, et de celle de La Rounat. Quant aux autres, elles étaient fort vagues, ne connaissant point le personnel de l’Odéon.

Comment la chose s’est-elle passée ? détails ! archi-détails ! si tu as le temps, car je vais commencer à te respecter et je suis le premier à te dire qu’il ne faut pas démordre de la place. Surveille tout impitoyablement, jusqu’aux ouvreuses de loges, comme Meyerbeer.

C’est donc dans deux mois ! j’en ai la gorge sèche d’avance ! nous avons passé la soirée, ma mère et moi, à causer de la première.

Le temps a été très beau aujourd’hui, bon signe ; et maintenant la lune brille en plein dans le ciel tout bleu. Je pense à nos anciens dimanches déjà si loin. Ce but dont nous parlions, le voilà bientôt atteint, pour toi, du moins… Quand tu reviendras dans ce cabinet de Croisset où ton ombre plane toujours, tu seras un homme consacré, connu, célèbre… la tête m’en tourne.

J’arriverai à Paris dans cinq semaines, vers le 20 octobre. Tu seras en pleines répétitions. Avec quelle frénésie je me précipiterai du boulevard à l’Odéon ! L’ami La Rounat fait bien les choses, à ce qu’il paraît. Il me semble, jeune homme, quoi que tu en dises, qu’il ne serait pas mal de refourrer des vers dans la Revue de Paris. Soyons larges ou, si tu aimes mieux, soyons fins ; tant que nous n’aurons pas un carrosse, faisons semblant de ne point remarquer les éclaboussures. Mais dès que nous aurons le c… assis dans le berlingot de la gloire, écrasons sans pitié les drôles qui… etc.

Que devient l’Aveu au milieu de tout cela ?

Je ne t’ai pas dit qu’il y aura mardi prochain quinze jours qu’en conduisant M. Cloquet au chemin de fer, j’ai aperçu sur sa porte, nez au vent, corsée raide, et enharnachée de breloques et de lorgnon, cette vénérable Mme G***. I’ay ri à part moi, me remémorant les paillardises de cette tant pute tavernière.

Décidément, la journée était aujourd’hui au théâtre. J’ai eu la visite de Baudry (junior), qui allait chez Deschamps pour lui vendre des costumes. On joue la comédie chez M. Deschamps, et des comédies de lui, ça doit être fort !

Adieu, mon cher monsieur, je n’ai absolument rien à te dire, si ce n’est que je t’embrasse et qu’il m’ennuie démesurément de ta personne. Mais ne bouge pas de Paris, maintenant. Il faut être au poste.


  1. Première répétition de Madame de Montarcy à l’Odéon.