Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0495

Louis Conard (Volume 4p. 121-122).

495. À ERNEST CHEVALIER.
Croisset, 21 septembre [1856].
Mon cher Vieux,

Je me rendrais avec bien du plaisir à ton invitation si je n’étais maintenant un homme fort affairé. Car tu sauras que je suis présentement sous la presse. Je perds ma virginité d’homme inédit de jeudi en huit, le 1er  octobre. Que la Fortune Virile (celle qui dissimulait aux maris les défauts de leur femme) me soit favorable ! et que le bon public n’aperçoive en moi aucun vice, tel que gibbosité trop forte ou infection d’haleine !

Je vais pendant trois mois consécutifs emplir une bonne partie de la Revue de Paris. Quand la chose aura paru en volume, il va sans dire que le premier exemplaire te sera adressé.

Je veux, de plus, avoir fini avant trois semaines (vers le 15, époque où je m’en retourne à Paris) une ancienne ratatouille que j’ai quittée, reprise, et qui me trouble beaucoup et dont je veux également doter mon pays cet hiver. C’est une œuvre catholique, cabalistique, mythologique et fort assommante, je crois, car j’en suis assommé, et j’ai hâte d’en être quitte.

Voilà pourquoi, pauvre cher vieux, je n’irai pas (et à mon regret) humer l’air au Château-Gaillard, et passer quelques jours dans ton excellente famille que je ne vois jamais, à laquelle je pense souvent, et dont ma mère et moi nous causons maintes fois, au coin du feu, tout en remuant les anciens souvenirs.

Mais toi, mon bon, ne peux-tu venir avec Mme Chevalier « un tantinet céans », comme dirait « le Garçon » ? Ma mère m’a bien chargé de te rappeler que nous avons deux lits dans une chambre. Tu sais si tu nous ferais plaisir. Donc, je n’insiste pas davantage.

Il me semble que Metz est moins loin de Paris que Lyon[1]. Mets bien cette adresse dans la gibecière de la mémoire, comme disait le père Montaigne : boulevard du Temple, 42.

Adieu, vieux, amitiés et embrassades à tous les tiens. Respect aux dames, et à toi la meilleure poignée de main de ton vieux camarade.


  1. Chevalier, substitut à Lyon, avait été nommé procureur impérial à Metz le 28 juillet 1856.