Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0493

Louis Conard (Volume 4p. 117-119).

493. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 9 septembre 1856.

Si j’ai compris ta lettre, cher vieux, les répétitions de la Montarcy doivent commencer. C’est pour le coup que tu vas entrer dans la tablature des auteurs ; tiens-moi au courant de tout, et si tu as besoin de moi, j’arrive quand même, cela va sans dire.

Je t’avouerai que je ne suis nullement fâché de la chute de la pièce d’ouverture. Si on siffle la reprise de la Bourse[1], tant mieux ! Je n’exprimerais pas cette opinion à La Rounat. Mais je crois que, puisqu’il y a cabale contre lui, le flot aura le temps de passer et que tu n’en sentiras plus les éclaboussures. On se lassera. Rien ne dure ici-bas ; et c’est une raison pour qu’il fasse beau demain s’il a plu aujourd’hui.

J’ai peur que notre ami le Directeur ne se hâte trop et qu’on ne monte ta pièce à la diable ! C’est une œuvre soignée qu’on ne peut apprendre en huit jours, et faire apparaître au bout de quinze. Il y faut du temps et, je crois, de la recherche, afin de n’en rien perdre. J’entends par là quantité d’effets scéniques dont toi-même ne te doutes pas.

Je casse-pète tellement d’envie de voir la première représentation que je passe bien à y rêver, tous les jours, une grande heure pour le moins. Je vois ta mine pâle et gonflée, sous un quinquet… La Rounat effrayé… Narcisse au quinzième plan !… J’entends gronder les vers et les applaudissements partir. Tableau. Serai-je rouge, moi ! quelle coloration ! et comme ma cravate me gênera !…

Quant à la Bovary (que j’oublie quelque peu, grâce au ciel, entre ta pièce qui s’avance et Saint Antoine qui se termine), j’ai reçu de Maxime un mot où il me prévient que ça paraîtra « le 1er octobre sans faute, j’espère ». Ce j’espère m’a l’air gros de réticences. En tout cas son billet est un acte de politesse, il m’est arrivé juste le 1er septembre, jour où je devais paraître. Je vais lui répondre cette semaine en lui rappelant modestement que voilà déjà cinq mois de retard… rien que ça ! Depuis cinq mois, je fais antichambre dans la boutique de ces messieurs. Je suis sûr que l’ami Pichat voudrait me pousser encore quelques-unes de ses intelligentes corrections.

J’ai reçu hier une lettre de mon vénérable père Maurice [Schlésinger] où il m’annonce le mariage de sa fille avec un architecte de Stuttgart, grand artiste, fort riche. Superbe affaire, joie générale, et il m’invite à la noce. Ma pénurie me forcera à inventer une blague quelconque, ce que je regrette fort. Le sentimental et le grotesque me conviaient à ce petit voyage. Aurais-je bu ! et aurais-je rêvé à ma jeunesse ! Ce mariage d’une enfant que j’ai connue à quatre mois m’a mis hier un siècle sur les épaules. J’en ai été si triste que je n’ai pu rien faire de la journée ; le manque d’argent y était aussi pour beaucoup. J’ai déjà refusé d’aller passer un mois à Toulon chez Cloquet pour les mêmes motifs. Depuis le mois de juillet, j’ai payé quatre mille francs, et j’aime mieux ne pas entamer maintenant mes modiques revenus, afin de ne pas trop tirer le diable par la queue cet hiver. Et on dira que je ne suis pas un homme raisonnable ! N’importe, cette noce à Bade me passe près du cœur !

« Motus là-dessus », comme dirait Homais. Ce sont de ces saletés dont on prive le public avec plaisir. Il faut toujours faire belle contenance. Dans ce cher Paris, il est permis de crever de faim, mais on doit porter des gants, et c’est pour avoir des gants que je m’abstiens d’une distraction qui me ferait du bien à l’estomac, au cœur, et conséquemment à la tête.

Quant au Saint Antoine, je l’arrête provisoirement et, tandis que je suis à analyser deux énormes volumes sur les Hérésies, je rêve comment faire pour y mettre des choses plus fortes. Je suis agacé de la déclamation qu’il y a dans ce livre. Je cherche des effets brutaux. Pour ce qui est du plan, je n’y vois plus rien à faire. J’aurais bien besoin de tes conseils, des dramatiques surtout.

Adieu, cher vieux, je m’ennuie de toi à crever depuis que tu m’as dit que peut-être tu viendrais.


  1. La Bourse, pièce en vers de Ponsard.