Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0482

Louis Conard (Volume 4p. 91-97).

482. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, dimanche, 3 heures [30 septembre 1855].

Causons un peu, mon pauvre vieux. La pluie tombe à torrents, l’air est lourd, les arbres mouillés et déjà jaunes sentent le cadavre. Voilà deux jours que je ne fais que penser à toi et ta désolation ne me sort pas de la tête[1].

Je me permettrai d’abord de te dire (contrairement à ton opinion) que si jamais j’avais douté de toi, je n’en douterais plus aujourd’hui ; les obstacles que tu rencontres me confirment dans mes idées. Toutes les portes s’ouvriraient si tu étais un homme médiocre. Au lieu d’un drame en cinq actes, à grands effets et à style corsé, présente une comédie « Pompadour, agent de change », et tu verras quelles facilités, quels sourires, quelles complaisances pour l’œuvre et l’auteur ! Ne sais-tu donc pas que dans ce charmant pays de France on exècre l’originalité ? Nous vivons dans un monde où l’on s’habille de vêtements tout confectionnés. Donc, tant pis pour vous si vous êtes trop grand ; il y a une certaine mesure commune, vous resterez nu. Ouvre l’histoire et si la tienne (ton histoire) n’est pas celle de tous les gens de génie, je consens à être écartelé vif. On ne reconnaît le talent que quand il vous passe sur le ventre et il faut des milliers d’obus pour faire son trou dans la Fortune. J’en appelle à ton orgueil, remets-toi en tête ce que tu as fait, ce que tu rêves, ce que tu peux faire, ce que tu feras, et relève-toi, nom d’un nom, considère-toi avec plus de respect ! et ne me manque pas d’égards, dans ton for intérieur, en doutant d’une intelligence qui n’est pas discutable.

Tu me diras que voilà deux ans que tu es à Paris et que tu as fait tout ce que tu as pu, et que rien de bon ne t’est encore arrivé. Premièrement, non : tu n’as rien fait pour ton avancement matériel et je me permettrai de te dire au contraire : Melaenis réussit, on en parle, on te fait des articles ; tu n’imprimes pas Melaenis en volume, tu ne vas pas voir les gens qui ont écrit pour toi. On te donne tes entrées aux Français, tu n’y mets pas les pieds et en deux ans tu ne trouves pas le moyen de t’y faire, je ne dis pas un ami, mais une simple connaissance. Tu as refusé de fréquenter un tas de gens, Janin, Dumas, Guttinger, etc., chez lesquels tu aurais pu nouer des camaraderies ; et quant à ceux que tu fréquentes il vaudrait peut-être mieux ne pas les voir. Exemple : Gautier. Crois-tu qu’il ne sente pas à tes façons que tu le chéris fort peu ? Et (ceci est une supposition, mais je n’en doute point), qu’il ne te garde pas rancune de n’avoir pas pris un billet au concert d’Ernesta ? Tu lui as fait pour cent sous une cochonnerie de 25 francs. Je me suis permis souvent de t’avertir de tout cela. Mais je ne peux pas être un éternel pédagogue et t’embêter du matin au soir par mes conseils ; tu me prendrais en haine et tu ferais bien. Le pédantisme dans les petites choses est intolérable. Mais toi, tu ne vois pas assez l’importance des petites choses dans le pays des petites gens. À Paris, le char d’Apollon est un fiacre. La célébrité s’y obtient à force de courses.

En voilà assez sur ce chapitre. Le quart d’heure n’est pas très opportun pour te sermonner.

Maintenant sur la question de vivre, je te promets que Mme S*** [Stroelin] pourra très bien demander pour toi à l’Empereur en personne la place que tu voudras. Guignes-en une d’ici à trois semaines, cherche. Fais venir en tapinois les états de service de ton père. Nous verrons. On pourrait demander une pension, mais il te faudrait payer cela en monnaie de ton métier, c’est-à-dire en cantates, épithalames, etc. Non, non.

En tout cas, ne retourne jamais en province.

Voilà ce que j’avais à te dire. Médite-le. Tâche de t’abstraire, pose-toi devant les yeux le sieur Bouilhet et avoue que j’ai raison. Enfin, pauvre vieux, si tu te trouves blessé en quoi que ce soit, pardonne-le-moi, je l’ai fait avec une bonne intention, excuse de tous les sots.

Une comparaison te sera venue, c’est celle de moi à Du Camp. Il me reprochait, il y a quatre ans, à peu près les mêmes choses que je te reproche. (Les sermons ont été plus longs et d’un autre ton, hélas !) Mais les points de vue sont différents. Il me prenait alors pour ce que je ne voulais pas être. Je n’entrais nullement dans la vie pratique et il me cornait aux oreilles que je m’égarais dans une route où je n’avais seulement pas les pieds.

Je t’envie de regretter quelque chose dans ton passé. Quant à moi (c’est qu’apparemment je n’ai jamais été ni heureux ni malheureux), j’ignore ce sentiment-là. Et d’abord j’en serais honteux. C’est reconnaître qu’il y a quelque chose de bon dans la vie, je ne rendrai jamais cet hommage à la condition humaine.

Tu vas laisser là les Français, c’est convenu. Mais si tu avais vu Régnier avant, penses-tu qu’il n’eût pas pu influencer Laugier ? Je n’ai jamais vu d’homme plus ménager la semelle de ses souliers. Ton incompréhensible timidité est ton plus grand ennemi, mon bon. Sois-en sûr.

Si tu quittes les Français, porte ton drame à l’Odéon de préférence ; mais informe-toi d’abord de qui ça dépend, et fais ta mine avant de donner l’assaut.

Est-ce sérieusement que Reyer t’a parlé d’un opéra-comique ? Fais-le. C’est le moment de plus travailler que tu n’as jamais fait. Puis, quand tu m’auras écrit cinq ou six pièces et qu’aucune n’aura pu être jouée, je commencerai à être ébranlé, non sur ton mérite littéraire, mais dans mes espérances matérielles. Il faut que tu me fasses cet hiver une tragédie romantique en trois actes, avec une action très simple, deux ou trois coups de théâtre et de grands bougres de vers comme il t’est facile.

Je ne crois pas que les amis soient assez puissants pour rien empêcher de fait. Nous leur prêtons là une importance qu’ils n’ont pas. Mais nous sommes leurs ennemis d’idées, note-le bien. On t’a refusé le Cœur à droite à la Revue parce qu’on n’y a pas vu d’idée morale. Si tu suis un peu attentivement leur manœuvre, tu verras qu’ils naviguent vers le vieux socialisme de 1833, national pur. Haine de l’Art pour l’Art, déclamation contre la Forme. Du Camp tonnait l’autre jour contre H. Heine et surtout les Schlégel, ces pères du romantisme qu’il appelait des réactionnaires (sic). Je n’excuse pas, mais j’explique. Il a déploré devant moi les Fossiles. Si la fin eût été consolante, tu aurais été un grand homme. Mais comme elle était amèrement sceptique, tu n’as plus été qu’un fantaisiste. Or, nous n’avons plus besoin de fantaisies. À bas les rêveurs ! À l’œuvre ! Fabriquons la régénération sociale ! l’écrivain a charge d’âmes, etc. Et il y a là dedans un calcul habile. Quand on ne peut pas entraîner la société derrière soi, on se met à sa remorque, comme les chevaux du roulier, lorsqu’il s’agit de descendre une côte ; alors la machine en mouvement vous emporte, c’est un moyen d’avancer. On est servi par les passions du jour et par la sympathie des envieux. C’est là le secret des grands succès et des petits aussi. Arsène Houssaye a profité de la manie rococo qui a succédé à la manie moyen âge, comme Mme Beecher-Stowe a exploité la manie égalitaire. Notre ami Maxime, lui, profite des chemins de fer, de la rage industrielle, etc.

Mais nous, nous ne profitons de rien. Nous sommes seuls. Seuls, comme le Bédouin dans le désert. Il faut nous couvrir la figure, pour serrer dans nos manteaux et donner tête baissée dans l’ouragan — et toujours, incessamment — jusqu’à notre dernière goutte d’eau, jusqu’à la dernière palpitation de notre cœur. Quand nous mourrons, nous aurons cette consolation d’avoir fait du chemin, et d’avoir navigué dans le Grand.

Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m’étouffent. Il me monte de la m… à la bouche comme dans les hernies étranglées. Mais je veux la garder, la figer, la durcir ; j’en veux faire une pâte dont je barbouillerai le dix-neuvième siècle, comme on dore de bouse de vache les pagodes indiennes, et qui sait ? cela durera peut-être ? Il ne faut qu’un rayon de soleil ! l’inspiration d’un moment, la chance d’un sujet !

Allons, Philippe, éveille-toi ! De par l’Odyssée, de par Shakespeare et Rabelais, je te rappelle à l’ordre, c’est-à-dire à la conviction de ta valeur. Allons, mon pauvre vieux, mon roquentin, mon seul confident, mon seul ami, mon seul déversoir, reprends courage, aime-nous mieux que cela. Tâche de traiter les hommes et la vie avec la maestria (style parisien) que tu as en traitant les idées et les phrases.

La Bovary va pianissimo. Tu devrais bien me dire quelle espèce « de monstre » il faut mettre dans la côte du Bois-Guillaume. Faut-il que mon homme ait une dartre au visage, des yeux rouges, une bosse, un nez de moins ? Que ce soit un idiot ou un bancal ? Je suis très perplexe[2]. Diable de père Hugo avec ses culs-de-jatte qui ressemblent à des limaces dans la pluie ! C’est embêtant !

Adieu, écris-moi tous les jours, si tu es triste. Je te répondrai. Donne-toi bien vite, pendant que tu y es, une bosse de désespoir et puis finis-en. Sors-en. Remonte sur ton dada et mène-le à grands coups d’éperon. « Les grandes entreprises réussissent rarement du premier coup. » (Œuvres de Napoléon III.)

Je t’embrasse de toute mon amitié et de toute ma littérature ; à toi, à toi.


  1. Nouveau refus de Madame de Montarcy par le Comité de lecture du Théâtre-Français.
  2. Voir la réponse de Bouilhet dans Madame Bovary, p. 491.