Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0483

Louis Conard (Volume 4p. 97-100).

483. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 2 octobre [1855].

Va pour l’Odéon ( « Va pour le champagne, d’Arpentigny ! » ), mais ce n’est pas assez d’avoir les deux directeurs ; il y a un Comité de lecture à l’Odéon, il faut d’avance en connaître les membres… et qu’on les chauffe. Il faut saoûler R***, etc. Quant au sieur ***, je le regarde comme un farceur. La terre est pleine de ces bons enfants, excellents en parole et qui ne dépensent pour vous ni un sou de leur poche ni une minute de leur temps. J’ai la conviction que, s’il avait voulu, tu aurais eu une lecture. Son père m’a fait une crasse pareille au milieu des démarches que je faisais pour la nomination d’Achille en remplacement de mon père, il a mis tout à coup des bâtons dans les roues. Je lui ai passé par-dessus le corps, à lui et à d’autres, mais il m’en a coûté. Revenons à toi.

Rappelle-toi d’abord qu’il faut toujours espérer quand on désespère et douter quand on espère. Il se peut que tu réussisses à l’Odéon par cette seule raison que tu ne t’attends plus à rien. Mais fais comme si tu t’attendais à beaucoup. Et, encore une fois, trémousse-toi. Grand poète, mais mince diplomate.

Je t’en prie et supplie, puisque tu es ami avec Sandeau, va le voir, ne le perds pas de vue, et demande-lui ce que tout cela veut dire, ou autrement d’où tenait-il cette certitude de ta réception ? Va également chez Laffite (comme pour le remercier de l’intérêt qu’il a pris à toi) et tu sauras peut-être quelque chose. Laugier a-t-il fait un rapport ? l’as-tu lu ? as-tu vu enfin Houssaye ? Tu crois que tout cela est inutile puisque tu as renoncé aux Français. Non ! non ! au contraire.

Dès que je serai à Paris, dans une quinzaine, vers le 20, ou plutôt dès que Mme Stroelin y sera, c’est-à-dire vers le 1er  novembre, nous nous occuperons de toi. D’ici là tiens-toi tranquille, mais vois un peu ce que tu veux, car on ne peut pas comme des imbéciles aller demander vaguement une place et quand on vous répliquera « laquelle » dire : « Ah ! je ne sais pas ». Informe-toi. Il me semble que c’est le moins que tu puisses faire pour ta personne. Il y aurait encore autre chose, ce serait de demander une pension pour ta mère, qui te la donnerait. Mais il y aurait là beaucoup d’inconvénients que je te dirai.

Quant à elle, ta mère, je lui en veux. Elle aurait pu t’épargner les conseils qu’elle t’a donnés et rester à Cany[1]. C’était bien le moment de te décourager encore plus ! de te dire « renonce » quand tu ne reculais que déjà trop. Malédiction sur la famille qui amollit le cœur des braves, qui pousse à toutes les lâchetés, à toutes les concessions ! et qui vous détrempe dans un océan de laitage et de larmes !

Voyons, S… N… de D… ! doutes-tu que tu sois né pour faire des vers, et exclusivement pour cela ? Il faut donc t’y résigner. Doutes-tu, au fond même de ton découragement, qu’un jour ou l’autre tu ne sois joué aux Français et que tu réussisses ? Il faut donc attendre. C’est une affaire de temps, une affaire de patience, de courage et d’intrigue aussi. Tu as un talent que je ne reconnais qu’à toi. Il te manque ce qu’ont tous les autres, à savoir : l’aplomb, le petit manège du monde, l’art de donner des poignées de main et d’appeler « mon cher ami » des gens dont on ne voudrait pas pour domestiques. Cela ne me paraît pas monstrueux à acquérir, surtout quand « il le faut ».

J’irai voir Léonie vers la fin de la semaine prochaine ou le commencement de l’autre. J’ai besoin d’aller à Rouen pour prendre des renseignements sur les empoisonnements par arsenic. De toute façon j’irai toujours lui dire adieu.


  1. Madame Bouilhet, craignant que son fils, désespéré par son échec au Théâtre Français, ne prît le parti extrême du suicide, avait aussitôt quitté Cany, et était venue, en pleurant, supplier Louis de renoncer à tout jamais au théâtre. (Letellier, p. 261.)