Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0456

Louis Conard (Volume 4p. 17-24).

456. À LOUISE COLET.
[Croisset] Dimanche soir [29 janvier 1854].

J’espère bien qu’au milieu de la semaine prochaine, bonne chère Louise, nous nous verrons enfin !!! J’ai bon pressentiment de ce voyage. Je serai logé plus près de toi ; j’aurai peu de courses, et d’ailleurs, afin de n’être pas tiraillé par les heures, je prendrai deux ou trois jours pleins, afin d’être le reste du temps plus complètement à toi et à Bouilhet. Je crois que je vais définitivement envoyer promener à un autre voyage l’excursion à Nogent. Cela me demanderait deux jours pleins, et c’est de l’argent dépensé sans profit ni plaisir ! Sais-tu combien j’ai fait de pages cette semaine ? Une, et encore je ne dis pas qu’elle soit bonne ! Il fallait un passage rapide, léger. Or j’étais dans des dispositions de lourdeur et de développement ! Quel mal j’ai ! C’est donc quelque chose de bien atrocement délicieux que d’écrire, pour qu’on reste à s’acharner ainsi, en des tortures pareilles, et qu’on n’en veuille pas d’autre. Il y a là-dessous un mystère qui m’échappe ! La vocation est peut-être comme l’amour du pays natal (que j’ai peu, du reste), un certain lien fatal des hommes aux choses. Le Sibérien dans ses neiges, et le Hottentot dans sa hutte vivent contents, sans rêver soleil ni palais. Quelque chose de plus fort qu’eux les attache à leur misère, et nous nous débattons dans les Formes ! Poètes, sculpteurs, peintres et musiciens, nous respirons l’existence à travers la phrase, le contour, la couleur ou l’harmonie, et nous trouvons tout cela le plus beau du monde ! Et puis j’ai été écrasé pendant deux jours par une scène de Shakespeare (la 1re  de l’acte III du Roi Lear). Ce bonhomme-là me rendra fou. Plus que jamais tous les autres me semblent des enfants à côté. Dans cette scène, tout le monde, à bout de misère et dans un paroxysme complet de l’être, perd la tête et déraisonne. Il y a là trois folies différentes qui hurlent à la fois, tandis que le bouffon fait des plaisanteries, que la pluie tombe et le tonnerre brille. Un jeune seigneur, que l’on a vu riche et beau au commencement, dit ceci : « Ah ! j’ai connu les femmes, etc. j’ai été ruiné par elles. Méfiez-vous du bruit léger de leur robe et du craquement de leurs souliers de satin, etc. » Ah ! Poésie françoyse, quelle eau claire tu fais en comparaison ! Quand je pense qu’on s’en tient encore aux bustes ! à Racine ! à Corneille ! et autres gens d’esprit embêtants à crever ! Cela me fait rugir ! Je voudrais (encore une citation du Vieux) « les broyer dans un pilon, pour peindre ensuite avec ces résidus les murailles des latrines ». Oui, cela m’a bouleversé. Je ne faisais que penser à cette scène dans la forêt, où l’on entend les loups hurler et où le vieux Lear pleure sous la pluie et s’arrache la barbe dans le vent. C’est quand on contemple ces sommets-là, que l’on se sent petit : « nés pour la médiocrité, nous sommes écrasés par les esprits sublimes ». Mais causons d’autre chose que de Shakespeare, parlons de ton journal. Eh bien, je crois que partout, et à propos de tout, on peut faire de l’Art. Qui s’est jusqu’à présent mêlé des articles modes ? Des couturières ! De même que les tapissiers n’entendent rien à l’ameublement, les cuisiniers peu de chose à la cuisine et les tailleurs rien au costume, les couturières non plus n’entendent rien à l’Art. La raison est la même qui fait que les peintres de portraits font de mauvais portraits (les bons sont peints par des penseurs, par des créateurs, les seuls qui sachent reproduire). L’étroite spécialité dans laquelle ils vivent, leur enlève le sens même de cette spécialité, et ils confondent toujours l’accessoire et le principal, le galon avec la coupe. Un grand tailleur serait un artiste, comme au XVIe siècle les orfèvres étaient artistes. Mais la médiocrité s’infiltre partout, les pierres même deviennent bêtes, et les grandes routes sont stupides. Dussions-nous y périr (et nous y périrons, n’importe), il faut par tous les moyens possibles faire barre au flot de merde qui nous envahit. Élançons-nous dans l’idéal, puisque nous n’avons pas le moyen de loger dans le marbre et dans la pourpre, d’avoir des divans en plumes de colibris, des tapis en peau de cygne, des fauteuils d’ébène, des parquets d’écaille, des candélabres d’or massif, ou bien des lampes creusées dans l’émeraude. Gueulons donc contre les gants de bourre de soie, contre les fauteuils de bureau, contre le mackintosh, contre les caléfacteurs économiques, contre les fausses étoffes, contre le faux luxe, contre le faux orgueil ! L’industrialisme a développé le laid dans des proportions gigantesques ! Combien de braves gens qui, il y a un siècle, eussent parfaitement vécu sans Beaux Arts, et à qui il faut maintenant de petites statuettes, de petite musique et de petite littérature ! Que l’on réfléchisse seulement quelle effroyable propagation de mauvais dessins ne doit pas faire la lithographie ! Et quelles belles notions un peuple en retire, quant aux formes humaines ! Le bon marché, d’autre part, a rendu le vrai luxe fabuleux. Qui est-ce qui consent maintenant à acheter une bonne montre (cela coûte 1 200 francs) ? Nous sommes tous des farceurs et des charlatans. Pose, pose et blague partout ! La crinoline a dévoré les fesses, notre siècle est un siècle de putains, et ce qu’il y a de moins prostitué, jusqu’à présent, ce sont les prostituées.

Mais, comme il ne s’agit pas de déclamer contre le bourgeois (lequel bourgeois n’est même plus bourgeois, car depuis l’invention des omnibus la bourgeoisie est morte ; oui, elle s’est assise là, sur la banquette populaire, et elle y reste, toute pareille maintenant à la canaille, d’âme, d’aspect et même d’habit : voir le chic des grosses étoffes, la création du paletot, les costumes de canotiers, les blouses bleues pour la chasse, etc.), comme il ne s’agit pas cependant de déclamer, voici ce que je ferais : j’accepterais tout cela et, une fois parti de ce point de vue démocratique, à savoir : que tout est à tous et que la plus grande confusion existe pour le bien du plus grand nombre, je tâcherais d’établir a posteriori qu’il n’y a pas par conséquent de modes, puisqu’il n’y a pas d’autorité, de règle. On savait autrefois qui faisait la mode, et elles avaient toutes un sens (je reviendrais là-dessus, ceci rentrerait dans l’histoire du costume qui serait une bien belle chose à faire, et toute neuve). Mais maintenant, il y a anarchie, et chacun est livré à son caprice. Un ordre nouveau en sortira peut-être. Ce sont encore deux points que je développerais. Cette anarchie est le résultat, entre mille autres, de la tendance historique de notre époque. (Le XIXe siècle repasse son cours d’histoire.) Ainsi nous avons eu le Romain, le Gothique, le Pompadour, la Renaissance, le tout en moins de trente ans, et quelque chose de tout cela subsiste. Comment donc tirer profit de tout cela, pour la beauté ? Le calembour y est, je le prends dans ce sens : en étudiant quelle forme, quelle couleur convient à telle personne, dans telle circonstance donnée. Il y a là un rapport de tons et de lignes qu’il faut saisir. Les grandes coquettes s’y entendent et, pas plus que les vrais dandys, elles ne s’habillent d’après le journal de modes. Eh bien, c’est de cet art-là qu’un journal de modes, pour être neuf et vrai, doit parler. Étudier, par exemple, comment Véronèse habille ses blondes, quels ornements il met au cou de ses négresses, etc. N’y a-t-il pas des toilettes décentes, n’y en a-t-il pas de libidineuses comme d’élégiaques, et d’émoustillantes ? De quoi cet effet-là dépend-il ? D’un rapport exact, qui vous échappe, entre les traits et l’expression du visage et l’accoutrement. Autre considération, le rapport du costume à l’action, et de cette idée d’utilité souvent même dérive le Beau ; exemple : majesté des costumes sacerdotaux. Le geste de la bénédiction est stupide sans manches larges. L’Orient se démusulmanise par la redingote. Ils ne peuvent plus faire leurs ablutions, les malheureux, avec leurs parements boutonnés ! De même que l’introduction du sous-pied leur fera abandonner tôt ou tard l’usage du divan (et peut-être celui du harem, car lesdits pantalons ont aussi des braguettes boutonnées. À propos de l’importance des braguettes, voir le grand Rabelais.) Quant au sous-pied, il est chassé de France maintenant, par suite de l’extension et de la rapidité des affaires commerciales. Remarquer que ce sont les boursiers qui ont les premiers porté la guêtre et le soulier ; le sous-pied les gênait pour monter en courant les marches de la Bourse, etc., etc. Enfin y a-t-il rien de plus stupide que ce bulletin de modes disant les costumes que l’on a portés la semaine dernière, afin qu’on les porte la semaine qui va suivre, et donnant une règle pour tout le monde ? Sans tenir compte que chacun, pour être bien habillé, doit s’habiller quant à lui ! C’est toujours la même question, celle des Poétiques. Chaque œuvre à faire a sa poétique en soi, qu’il faut trouver.

Je démolirais donc cette idée d’une mode générale. Je m’acharnerais aux chapeaux tuyaux de poêle, aux robes de chambre à palmes, aux bonnets grecs à fleurs. J’effraierais le bourgeois et la bourgeoisie. Il faut faire passer la mode des corsets, lesquels sont une chose hideuse, d’une lubricité révoltante et d’une incommodité excessive, en de certains moments. J’en ai quelquefois bien souffert !!! Oui, j’ai souffert beaucoup de ces riens, dont un homme ne doit pas parler (car cela sort de ce type viril d’après lequel il faut être, sous peine de passer pour un eunuque). Ainsi il y a des ameublements, des costumes, des couleurs d’habits, des profils de chaises, des bordures de rideaux, qui me font vraiment mal. Je n’ai jamais vu, dans un théâtre, les coiffures des femmes dites en toilette sans avoir envie de vomir, à cause de toute la colle de poisson qui plaque leurs bandeaux, etc., et la vue des acteurs, qui ont quand même (même en jouant Guillaume Tell) des gants Jouvin, suffit à me faire détester l’Opéra ! Quels imbéciles ! Et l’expression de la main, que devient-elle avec un gant ? Imaginez donc une statue gantée ! Tout doit parler dans les Formes, et il faut qu’on voie toujours le plus possible d’âme. Comme voilà parlé de chiffons, n’est-ce pas ?

Ah ! c’est que j’ai passé bien des heures de ma vie, au coin de mon feu, à me meubler des palais, et à rêver des livrées, pour quand j’aurai un million de rentes ! Je me suis vu aux pieds des cothurnes, sur lesquels il y avait des étoiles de diamant ! J’ai entendu hennir, sous des perrons imaginaires, des attelages qui feraient crever l’Angleterre de jalousie. Quels festins ! Quel service de table ! Comme c’était servi et bon ! Les fruits des pays de toute la terre débordaient dans des corbeilles faites de leurs feuilles ! On servait les huîtres avec le varech et il y avait, tout autour de la salle à manger, un espalier de jasmins en fleurs où s’ébattaient des bengalis.

Oh ! les tours d’ivoire ! Montons-y donc par le rêve, puisque les clous de nos bottes nous retiennent ici-bas !

Je n’ai jamais vu dans ma vie rien de luxueux, si ce n’est en Orient. On trouve là des gens couverts de poux et de haillons, et qui ont au bras des bracelets d’or. Voilà des gens pour qui le Beau est plus utile que le Bon. Ils se couvrent avec de la couleur et non avec de l’étoffe. Ils ont plus besoin de fumer que de manger. Belle prédominance de l’idée, quoi qu’on en dise.

Allons, adieu, il est bien tard, je t’embrasse ; à toi.