Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0457

Louis Conard (Volume 4p. 24-27).

457. À LOUISE COLET.
[Croisset] Dimanche soir [19 février 1854].

Je m’attendais à avoir ce matin une lettre de toi qui me conterait l’importante visite du Philosophe, et j’ai été fort désappointé. Mais je réfléchis maintenant que le samedi est ton jour de rédaction et que tu n’as pas eu sans doute le temps de m’écrire. À propos de ton journal, sais-tu ce que j’ai lu ce matin, à mon réveil, dans le Journal de Rouen ? Ton article de dimanche dernier. On m’apporte ladite feuille, pliée de telle façon que la première chose qui frappe ma vue est le nom de ce « bon Léonard[1] ». Je jette les yeux sur le reste et je reconnais la chose. Tout y est, depuis Mme Récamier jusqu’aux fleurs d’eau, froides au toucher comme les nénufars. Est-ce singulier ? Et combien les braves rédacteurs du Journal de Rouen, pillant de droite et de gauche, se doutent peu qu’ils m’envoient mes phrases ! Cela m’a fait repasser devant moi tout dimanche dernier. Je me sentais encore écrivant au coin de ton feu, gêné par mon pantalon, par mon rhume et mon habit, tout en devisant avec cette estimable Lageolais, qui a décidément une boule de vieille garce fort excitante.

En chemin de fer, je me suis trouvé avec trois gaillards qui allaient à la campagne, pêcher, boire et s’amuser. J’ai envié ces drôles, car je sens un grand besoin d’amusement. Me voilà devenu assez vieux pour envier la gaieté des autres. Harassé de style et de combinaisons échouées, il me faudrait par moments des distractions violentes ; mais celles qui me seraient bonnes sont trop chères et trop loin. C’est surtout dans les moments où je saigne par l’orgueil que je sens grouiller en moi, comme une compagnie de crapauds, un tas de convoitises vivaces.

Je viens de passer deux mois atroces et dont je garderai longtemps le souvenir. Avant-hier soir et hier tout l’après-midi je n’ai fait que dormir. Aujourd’hui j’ai repris la besogne. Il me semble que ça va marcher. J’aurai fait demain une page. Il faut que je change de manière d’écrire si je veux continuer à vivre, et de façon de style si je veux rendre ce livre lisible. Au mois de mai j’espère avoir fait un grand pas et, dès juillet ou août, je me mettrai sans doute à chercher un logement (grave affaire), afin que tout soit prêt au mois d’octobre. Il faudra bien trois mois pour meubler trois pièces, puisqu’on en a mis deux à m’en meubler ici une seule.

Je tiens beaucoup à ces futilités indignes d’un homme. Futilités soit, mais commodités, « et qui adoucissent l’amertume de la vie », comme dit M. de Voltaire. Nous ne vivons que par l’extérieur des choses ; il le faut donc soigner. Je déclare quant à moi que le physique l’emporte sur le moral. Il n’y a pas de désillusion qui fasse souffrir comme une dent gâtée, ni de propos inepte qui m’agace autant qu’une porte grinçante, et c’est pour cela que la phrase de la meilleure intention rate son effet, dès qu’il s’y trouve une assonance ou un pli grammatical.

Adieu, je t’embrasse.

À toi. Ton G.

Rien du Crocodile. C’est polos certainement. Je t’enverrai là-dessus une note. Envoie les quatre prospectus à la fois. Ce sera pour moi le moyen de faire qu’ils ne se ressemblent pas. Et dis-moi quand est-ce qu’il faut que cela soit prêt.


  1. L’article auquel Flaubert fait allusion a paru dans le Journal de Rouen du 19 février 1854, en fin de feuilleton, à la suite d’un compte rendu théâtral. Il est intitulé « Modes de Paris » et n’est pas signé. Il contient le récit d’un bal d’enfants donné autrefois par Mme Récamier à l’Abbaye-au-Bois, et auquel assistaient Chateaubriand, le duc de Broglie, Guizot, les enfants de Victor Hugo, de Marceline Desbordes-Valmore, etc. « Léonard » était un tapissier en renom établi dans l’immeuble même qu’occupait jadis Mme Récamier, rue de Sèvres ; l’article fait à Léonard une obligeante réclame. Or Louise Colet habitait alors 20, rue de Sėvres, presque en face de l’Abbaye-au-Bois et elle avait été reçue jadis chez Mme Récamier ; elle était bien placée par conséquent pour évoquer le souvenir de celle-ci et les locataires actuels de sa maison. La dernière allusion faite par Flaubert aux « fleurs d’eau » se réfère à ce passage du Journal de Rouen : « D’autres coiffures de bal… sont formées d’un feuillage emprunté à diverses plantes aquatiques… Elles imitent si parfaitement la nature qu’on dirait qu’elles sont froides au toucher comme le nénuphar qui flotte sur nos lacs, » [Note de René Descharmes (édition Santandréa).]