Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0455

Louis Conard (Volume 4p. 13-17).

455. À LOUISE COLET.
[Croisset], Nuit de lundi, 1 heure [janvier 1854].

J’espère bien, dans une quinzaine, que je te verrai, bonne chère Louise ! Quant à te dire le jour précis de mon arrivée, je n’en sais rien. J’ai encore trois petits tableaux à faire, c’est-à-dire 5 à 6 pages environ.

Il faut d’ailleurs que je sache deux choses avant de t’annoncer rien de positif : 1o le jour où s’assemblera le conseil de famille d’Hamard et, 2o, si ma cousine (de Nogent) se marie. Comme je devais faire un voyage à Nogent au mois de février et que, si ce mariage a lieu, il faudra bien que j’y aille, je n’ai point envie d’y aller deux fois. Conséquemment je n’irai pas à ce voyage, ce qui me ferait un très grand plaisir. J’attends donc et je saurai tout cela dans quelques jours.

À propos de voyage, j’ai oublié déjà deux fois de t’affirmer que cette bonne institutrice Adeline s’est complètement trompée en croyant m’apercevoir sur le Carrousel. Probablement que je lui remplis l’imagination. Cela me flatte, mais elle en a menti par la gorge (manière proverbiale de parler car la susdite en a peu, de gorge). Si j’avais fait une telle escapade, tu en eusses été avertie et par moi. En doutes-tu ?

Je m’attendais à avoir hier quelques détails, soit dans ta lettre ou dans celle de Bouilhet, sur cette actrice qui s’est monté la tête à l’endroit de notre ami. Mais rien ! J’en délire ; cela m’excite. Il paraît que Monsieur le Secrétaire perpétuel a été bien bon, mercredi, chez toi, humant les blanches épaules et reniflant le fumet des aisselles. Je m’imagine le tableau ! Et cette pauvre petite Chéron, cette âme si pure, ce nez si grand, rêvait sans doute à son insensible poète qui aime ailleurs (?).

Combien y en a-t-il de ces infortunées qui portent ainsi écrit sur leur front ce que l’on voit gravé en majuscules sur les portes : Tournez le bouton, s. v. p. !

Quant à Delisle, puisque le bossu lui a fait de belles promesses qu’il n’a nullement tenues, je comprends sa répugnance à le revoir. Il est malheureux ce pauvre Delisle ! Il faut pardonner beaucoup à l’orgueil souffrant, et ce garçon m’en a l’air rongé. C’est pour cela qu’il me plaît, mais je lui retire ma sympathie s’il est envieux comme tu le crois (et tu as peut-être raison ; Leconte a passé par la démocratie active, or c’est un sale passage !).

Tu t’es un peu révoltée contre moi, il y a quelques mois, quand je t’ai dit qu’il faudrait à ce jeune homme-là (car c’est un jeune homme) une bonne bougresse, une gaillarde gaie, amusante, une femme à scintillement.

J’en reviens à mon idée. Cela mettrait un peu de soleil dans sa vie. Ce qui manque à son talent, comme à son caractère, c’est le côté moderne, la couleur en mouvement. Avec son idéal de passions nobles, il ne s’aperçoit pas qu’il se dessèche pratiquement, qu’il se stérilise littérairement. L’idéal n’est fécond que lorsqu’on y fait tout rentrer. C’est un travail d’amour et non d’exclusion. Voilà deux siècles que la France marche suffisamment dans cette voie de négation ascendante. On a de plus en plus éliminé des lettres la nature, la franchise, le caprice, la personnalité, et même l’érudition, comme étant grossière, immorale, bizarre, pédantesque. Et dans les mœurs, on a pourchassé, honni et presque anéanti la gaillardise et l’aménité, les grandes manières et les genres de vie libres, lesquelles sont les fécondes. On s’est guindé vers la décence ! Pour cacher ses écrouelles, on a haussé sa cravate. L’idéal jacobin et l’idéal Marmontellien peuvent se donner la main. Notre délicieuse époque est encore encombrée par cette double poussière. Robespierre et M. de La Harpe nous régentent du fond de leur tombe. Mais je crois qu’il y a quelque chose au-dessus de tout cela, à savoir : l’acceptation ironique de l’existence et sa refonte plastique et complète par l’art. Quant à nous, vivre ne nous regarde pas ; ce qu’il faut chercher, c’est ne pas souffrir.

J’ai passé deux exécrables journées, samedi et hier. Il m’a été impossible d’écrire une ligne. Ce que j’ai juré, gâché de papier et trépigné de rage, est impossible à savoir. J’avais à faire un passage psychologico-nerveux des plus déliés, et je me perdais continuellement dans les métaphores, au lieu de préciser les faits. Ce livre, qui n’est qu’en style, a pour danger continuel le style même. La phrase me grise et je perds de vue l’idée. L’univers entier me sifflerait aux oreilles, que je ne serais pas plus abîmé de honte que je ne le suis quelquefois. Qui n’a senti de ces impuissances, où il semble que votre cervelle se dissout comme un paquet de linge pourri ? Et puis le vent resouffle, la voile s’enfle. Ce soir, en une heure, j’ai écrit toute une demi-page. Je l’aurais peut-être achevée, si je n’eusse entendu sonner l’heure et pensé à toi.

Quant à ton journal, je n’ai nullement défendu à Bouilhet d’y collaborer. Mais je crois seulement que lui, inconnu, débutant, ayant sa réputation à ménager, son nom à faire valoir et mousser, il aurait tort de donner maintenant des vers à un petit journal. Cela ne lui rapporterait ni honneur ni profit et je ne vois pas en quoi cela te rendrait service, puisque vous avez le droit de prendre de droite et de gauche ce qui vous plaît. Pour ce qui est de moi, tu comprends que je n’écrirai pas plus dans celui-là que dans un autre. À quoi bon ? et en quoi cela m’avancerait-il ? S’il faut (quand je serai à Paris) t’expédier des articles pour t’obliger, de grand cœur. Mais quant à signer, non. Voilà vingt ans que je garde mon pucelage. Le public l’aura tout entier et d’un seul coup, ou pas. D’ici là, je le soigne. Je suis bien décidé d’ailleurs à n’écrire par la suite dans aucun journal, fût-ce même La Revue des Deux-Mondes, si on me le proposait. Je veux ne faire partie de rien, n’être membre d’aucune académie, d’aucune corporation ni association quelconque. Je hais le troupeau, la règle et le niveau. Bédouin, tant qu’il vous plaira ; citoyen, jamais. J’aurai même grand soin, dût-il m’en coûter cher, de mettre à la première page de mes livres que la reproduction en est permise, afin qu’on voie que je ne suis pas de la Société des gens de lettres, car j’en renie le titre d’avance, et je prendrais, vis-à-vis de mon concierge, plutôt celui de négociant ou de chasublier. Ah ! ah ! je n’aurai pas tourné dans ma cage pendant un quart de siècle, et avec plus d’aspiration à la liberté que les tigres du Jardin des Plantes, pour m’atteler ensuite à un omnibus et trottiner d’un pas tranquille sur le macadam commun. Non, non. Je crèverai dans mon coin comme un ours galeux, ou bien l’on se dérangera pour voir l’ours. Il y a une chose toute nouvelle et charmante à faire dans ton journal, une chose qui peut être presque une création littéraire, et à quoi tu ne penses pas, c’est l’article mode. Je t’expliquerai ce que je veux dire, dans ma prochaine. Il me reste à peine assez de place pour te dire que ton Gustave t’embrasse.