Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0438

Louis Conard (Volume 3p. 383-384).

438. À LOUISE COLET.
[Croisset] Dimanche, 10 heures [6 novembre 1853].

Quelle gentille et bonne lettre j’ai reçue de toi, ce matin, pauvre chère Muse ! Quoique tu m’y dises de te répondre longuement, je ne le ferai pas, parce que Bouilhet est là. Je profite même de ce moment où il est à faire ses adieux à ma mère pour t’envoyer ce mot. C’est son dernier dimanche. J’ai le cœur tout gros de tristesse. Quelle pitoyable chose que nous ! Nous avons relu cet après-midi du Melaenis. Nous venons de parler de Du Camp, de Paris, de la politique, etc. Mille douceurs et mille amertumes me reviennent ensemble. Et là maintenant, seul face à face avec ta pensée, l’idée du chagrin continuel que je te cause se mêle à ces autres faiblesses. C’est comme si mon âme avait envie de vomir ses anciennes digestions. L’idée de tes mémoires, écrits plus tard dans une solitude à nous deux, m’a attendri. Moi aussi, j’ai eu souvent ce projet vague. Mais il faut réserver cela pour la vieillesse, quand l’imagination est tarie. Rappelons-nous toujours que l’impersonnalité est le signe de la force. Absorbons l’objectif et qu’il circule en nous, qu’il se reproduise au dehors sans qu’on puisse rien comprendre à cette chimie merveilleuse. Notre cœur ne doit être bon qu’à sentir celui des autres. Soyons des miroirs grossissants de la vérité externe.

Non, n’invite pas Delisle pour jeudi. Le vendredi si tu veux. Soyons seuls le premier jour. Quoique cela va encore t’indigner, je continuerai à descendre rue du Helder. Bouilhet a été assez mal à l’Hôtel du Bon La Fontaine. J’ai d’ailleurs assez vécu dans ce quartier ! Et puis, au lieu de m’épargner des courses, cela m’en causerait plus. J’expédierai, comme de coutume, les miennes le matin ; puis je viendrai chez toi pour tout le reste du jour (sauf un ou deux peut-être où je n’y dînerai pas). Je t’assure enfin que cela me dérangerait beaucoup de descendre si loin du centre (expression provinciale). Bouilhet a été content de mes comices, refaits, raccourcis et définitivement arrêtés. Moi, ça me paraît un peu sanglé, un peu trop cassé et rude. Je n’ai plus que cinq à sept pages pour que toute cette scène soit finie. Quand je t’ai quittée la dernière fois, je croyais être bien avancé à notre prochaine entrevue ! Quel décompte ! J’ai écrit seulement vingt pages en deux mois. Mais elles en représentent bien cent !

Je te promets bien qu’à l’avenir, c’est-à-dire cette année, je ne serai jamais si longtemps sans venir. Adieu, chère amie. Tu me dis que tu tressailles d’attente. Et moi !

Mille baisers. À jeudi. Ne nous fais pas dîner avant 7 heures. Je t’embrasse.

À toi. Ton G.