Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0437

Louis Conard (Volume 3p. 381-383).

437. À LOUISE COLET.
Jeudi 3 novembre 1853, midi.

Quel galant que ce Crocodile ! Je commence à être inquiet. Heureusement que l’Océan nous sépare ! Badinguet me rassure. Comme son hymne est piètre ! La mienne a dû lui arriver aujourd’hui.

Tu as dû recevoir une lettre de Bouilhet t’annonçant notre arrivée pour dans huit jours. Jeudi prochain, à cette heure-ci, je me mettrai en marche pour aller vers toi. Avec quel plaisir je te reverrai, pauvre chère Louise !

Je refais et rabote mes comices, que je laisse à leur point. Depuis lundi je crois leur avoir donné beaucoup de mouvement et je ne suis peut-être pas loin de l’effet. Mais quelles tortures ce polisson de passage m’aura fait subir ! Je fais des sacrifices de détail qui me font pleurer, mais enfin il le faut ! Quand on aime trop le style, on risque à perdre de vue le but même de ce qu’on écrit ! Et puis les transitions, le suivi, quel empêtrement !

Tâche d’avoir ce que tu auras fait de la Servante recopié nettement afin que je puisse le lire. Bouilhet a eu du mal à suivre ta lecture, et c’est le lendemain, en chemin de fer, que tout lui est revenu. C’est classé.

À propos de copie, il me semble que tu en uses lestement avec Leconte. Je ne sais comment les choses se sont passées, mais je trouve cela cavalier envers un homme de pareille valeur.

Tu dis, chère Louise, que mes lettres sont pour toi une toile de Pénélope, je t’assure aussi que les tiennes à ce propos me causent parfois de grands étonnements. Je te vois un jour fort contente de moi ; puis, le lendemain, c’est autre chose. Mais il me semble que je suis toujours le même. Ces différences que tu trouves dans mes lettres ne viennent que des dispositions différentes dans lesquelles tu les lis. L’une te dilate le cœur, l’autre te l’assombrit, de sorte que souvent je suis tout surpris de ta joie ou de ta tristesse. Je ne varie pas cependant à ton endroit et mon affection pour toi est toujours à Fixe.

Je vais aujourd’hui à Rouen, dîner avec Bouilhet. Nous avions l’habitude de dîner ainsi tous les ans, à la foire Saint-Romain. Aujourd’hui c’est la dernière fois. Dîner d’adieu et de ressouvenir.

J’aurais bien voulu t’écrire plus longuement ces jours passés, mais je me hâte de donner une figure à mes comices avant le départ de Bouilhet, et j’ai tant à faire encore d’ici à huit jours ! Enfin, tout a une fin ! et nous nous verrons bientôt, Dieu merci. Ce sera une bouffée d’air et j’en ai besoin.

Adieu, mille tendres baisers.

À toi.

Ton G.