Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0436

Louis Conard (Volume 3p. 377-381).

436. À LOUISE COLET.
[Croisset] Vendredi soir, minuit et demi,
[28-29 octobre 1853].

J’ai passé une triste semaine, non pour le travail, mais par rapport à toi, à cause de toi, de ton idée. Je te dirai plus bas les réflexions personnelles qui en sont sorties. Tu crois que je ne t’aime pas, pauvre chère Louise, et tu te dis que tu es dans ma vie une affection secondaire. Je n’ai pourtant guère d’affection humaine au-dessus de celle-là, et quant à des affections de femme, je te jure bien que tu es la première, la seule, et j’affirme plus : je n’en ai pas eu de pareille, ni de si longue, et de si douce, ni de si profonde surtout. Quant à cette question de mon installation immédiate à Paris, il faut la remettre, ou plutôt la résoudre tout de suite. Cela m’est impossible maintenant (et je ne compte pas l’argent que je n’ai pas et qu’il faut avoir). Je me connais bien, ce serait un hiver de perdu et peut-être tout le livre. Bouilhet en parle à son aise, lui qui heureusement à l’habitude d’écrire partout, qui depuis douze ans travaille en étant continuellement dérangé. Mais moi, c’est toute une vie nouvelle à prendre. Je suis comme les jattes de lait : pour que la crème se forme, il faut les laisser immobiles. Cependant je te le répète : si tu veux que je vienne, maintenant, tout de suite, pendant un mois, deux mois, quatre mois, coûte que coûte, j’irai ; tant pis ! Sinon, voici mes plans et ce que j’ai fait. D’ici à la fin de la Bovary je t’irai voir plus souvent, huit jours tous les deux mois, sans manquer d’une semaine, sauf cette fois où tu ne me reverras qu’à la fin de janvier […]. Ainsi nous nous verrons ensuite au mois d’avril, de juin, de septembre, et dans un an je serai bien près de la fin. J’ai causé de tout cela avec ma mère. Ne l’accuse pas (même en ton cœur), car elle est plutôt de ton bord. J’ai pris avec elle mes arrangements d’argent et elle va faire cette année ses dispositions pour mes meubles, mon linge, etc. J’ai déjà avisé un domestique que j’emmènerai à Paris. Tu vois donc que c’est une résolution inébranlable et, à moins que je ne sois crevé d’ici à trois cents pages environ, tu me verras installé dans la capitale. Je ne déménagerai rien de mon cabinet parce que ce sera toujours là que j’écrirai le mieux, et qu’en définitive je passerai le plus de temps, à cause de ma mère qui se fait vieille. Mais rassure-toi, je serai piété là-bas et bien.

Sais-tu où m’a mené la mélancolie de tout cela et quelle envie elle m’a donnée ? Celle de foutre là à tout jamais la littérature, de ne plus rien faire du tout et d’aller vivre avec toi, en toi et de reposer ma tête entre tes seins au lieu de me la masturber sans cesse pour en faire éjaculer des phrases. Je me disais : l’Art vaut-il tant de tracas, d’ennui pour moi, de larmes pour elle ? À quoi bon tant de refoulements douloureux pour aboutir en définitive au médiocre ? Car je t’avouerai que je ne suis pas gai. J’ai de tristes doutes par moments, et sur l’homme et sur l’œuvre, sur celle-ci comme sur les autres. J’ai relu Novembre[1], mercredi, par curiosité. J’étais bien le même particulier il y a onze ans qu’aujourd’hui (à peu de chose près du moins ; ainsi j’en excepte d’abord une grande admiration pour les putains, que je n’ai plus que théorique et qui jadis était pratique). Cela m’a paru tout nouveau, tant je l’avais oublié ; mais ce n’est pas bon, il y a des monstruosités de mauvais goût, et en somme l’ensemble n’est pas satisfaisant. Je ne vois aucun moyen de le récrire, il faudrait tout refaire. Par-ci, par-là une bonne phrase, une belle comparaison, mais pas de tissu de style. Conclusion : Novembre suivra le chemin de l’Éducation sentimentale[2], et restera avec elle dans mon carton indéfiniment. Ah ! quel nez fin j’ai eu dans ma jeunesse de ne pas le publier ! Comme j’en rougirais maintenant !

Je suis en train d’écrire une lettre monumentale au Crocodile. Dépêche-toi de m’envoyer la tienne, car voilà plusieurs jours que ma mère a écrit la sienne à Mme Farmer et me persécute pour que je lui donne la mienne, afin de la faire partir.

Je relis du Montaigne. C’est singulier comme je suis plein de ce bonhomme-là ! Est-ce une coïncidence, ou bien est-ce parce que je m’en suis bourré toute une année à dix-huit ans, où je ne lisais que lui ? mais je suis ébahi souvent de trouver l’analyse très déliée de mes moindres sentiments ! Nous avons mêmes goûts, mêmes opinions, même manière de vivre, mêmes manies. Il y a des gens que j’admire plus que lui, mais il n’y en a pas que j’évoquerais plus volontiers et avec qui je causerais mieux.

L’amour de Mlle Chéron m’émeut médiocrement. Elle est trop laide, cette chère fille ! Quand on a un nez comme le sien, on ne devrait penser qu’à avoir des rhumes de cerveau et non des amants. Et puis cette mère qui l’engage à aimer me paraît stupide. C’est charmant cela, mais après ? Est-ce que Leconte peut l’épouser ? Et si enfin, excédé d’elle, il a la faiblesse de la baiser, crois-tu qu’il ne la plantera pas là, très parfaitement ? Quelle atroce existence il se préparerait le malheureux ! Mais je l’estime trop pour ne pas le préjuger insensible aux charmes de cette infortunée !

Quant au père Babinet (tu vois bien que c’est le premier besoin de l’humanité etc., m’écris-tu) c’est tout bonnement de la paillardise, lui. Quand il dit : il me faut une femme, il entend une belle femme, et si un brave garçon voulait bien lui payer une partie chez les Puces ou chez la mère Guérin, cette âme en peine retirerait immédiatement sa culotte. Voilà. Ne confondons pas les genres. Les hommes de son âge et de son époque ne sont point délicats et, s’ils recherchent autre chose que les filles, c’est parce que les filles sont peu complaisantes pour les vieux. Mets-toi bien cela dans l’esprit. Les sentimentalités des vieux (Villemain, etc.) n’ont d’autre cause que la mine rechignée de la putain, à leur aspect. Tu crois qu’ils cherchent l’amour ? Nenni ! Ils évitent seulement une humiliation et tâchent de faire fuir loin d’eux la preuve évidente de leur vieillesse ou de leur laideur. Leconte a donné à Bouilhet une idée qui me plaît (celle de publier toutes ses poésies en un seul volume). Cela m’agrée par sa franchise et sa crânerie. Il est grand, ce garçon-là (Leconte) et je le crois aussi incapable d’une bassesse que d’une banalité !

Adieu, mille tendres baisers. Dans cinq ou six jours je serai arrivé à mon point. J’attendrai ensuite Bouilhet pour partir. Je crois que c’est au milieu de l’autre semaine. Je couve un rhume, le nez me pique. Encore à toi.

Ton G.

  1. Voir Œuvres de Jeunesse inédites, t. II.
  2. Voir Œuvres de Jeunesse inédites, t. III.