Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0435

Louis Conard (Volume 3p. 373-377).

435. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mardi soir, minuit [25 octobre 1853].

Bouilhet ne m’a parlé que de toi toute la journée de dimanche, ou du moins presque toute la journée. Il n’était pas gai, ce pauvre garçon ! Eh bien, il oubliait ses chagrins pour ne penser qu’aux tiens. Dans quel diable d’état vous êtes-vous donc mis ? Voilà de jolies dispositions à vous voir souvent ! Ah ! aime-le ce pauvre Bouilhet, car il t’aime d’une façon touchante et qui m’a touché, navré ; ou plutôt c’est ce qu’il m’a dit de toi qui m’a navré. J’ai passé un dimanche rude, et hier aussi. Il faut même que je sois bien attaché à ce gredin-là, pour ne pas lui garder rancune (au fond du cœur) de tout ce qu’il m’a prêché. Cela m’a au contraire émerveillé. Il m’a ouvert en lui des horizons de sentiment qu’à coup sûr je ne lui connaissais pas et qu’il n’avait pas il y a un an. Est-ce lui qui change, ou moi ? Je crois que c’est lui. Son concubinage avec Léonie l’a attendrifié. Moi, je me suis recuit dans ma solitude. Ma mère prétend que je deviens sec, hargneux et malveillant. Ça se peut ! Il me semble pourtant que j’ai encore du jus au cœur. L’analyse que je fais continuellement sur moi me rend peut-être injuste à mon égard.

Et puis, on ne pardonne pas assez à mes nerfs. Cela m’a ravagé la sensibilité pour le reste de mes jours. Elle s’émousse à tout bout de champ, s’use sur les moindres niaiseries et, pour ne pas crever, je la roule ainsi sur elle-même et me contracte en boule, comme le hérisson qui montre toutes ses pointes. Je te fais souffrir, pauvre chère Louise. Mais penses-tu que ce soit par parti pris, par plaisir, et que je ne souffre pas de savoir que je te fais souffrir ? Ce ne sont pas des larmes qui me viennent à cette idée, mais des cris de rage plutôt, de rage contre moi-même, contre mon travail, contre ma lenteur, contre la destinée qui veut que cela soit. Destinée, c’est un grand mot ; non, contre l’arrangement des choses. Et si je les dérange maintenant, je sens que tout croule. Si je savais que le chagrin te submergeât (et tu en as beaucoup depuis quelque temps, je le devine au ton contraint de tes lettres ; l’encre porte une odeur pour qui a du nez. Il y a tant de pensée entre une ligne et l’autre ! et ce que l’on sent le mieux reste flottant sur le blanc du papier), si j’apprenais enfin, ou que tu me disses que tu n’y tiens plus de tristesse, je quitterais tout et j’irais m’installer à Paris, comme si la Bovary était finie, et sans plus penser à la Bovary que si elle n’existait pas. Je la reprendrais plus tard. Car de déménager ma pensée avec ma personne, c’est une tâche au-dessus de mes forces. Comme elle n’est jamais avec moi-même et nullement à ma disposition, que je ne fais pas du tout ce que je veux, mais ce qu’elle veut, un pli de rideau mis de travers, une mouche qui vole, le bruit d’une charrette, bonsoir, la voilà partie ! J’ai peu la faculté de Napoléon Ier. Je ne travaillerais pas au bruit du canon. Celui de mon bois qui pète suffit à me donner quelquefois des soubresauts d’effroi. Je sais bien que tout cela est d’un enfant gâté et d’un piètre homme, en somme. Mais enfin, quand les poires sont gâtées on ne les rend pas vertes. Ô jeunesse ! jeunesse ! que je te regrette ! Mais t’ai-je jamais connue ? Je me suis élevé tout seul, un peu par la méthode Baucher, par le système de l’équitation à l’écurie et de la pile en place. Cela m’a peut-être cassé les reins de bonne heure. Ce n’est pas moi qui dis tout cela, ce sont les autres.

Vous êtes heureux, vous autres, les poètes, vous avez un déversoir dans vos vers. Quand quelque chose vous gêne, vous crachez un sonnet et cela soulage le cœur. Mais nous autres, pauvres diables de prosateurs, à qui toute personnalité est interdite (et à moi surtout), songe donc à toutes les amertumes qui nous retombent sur l’âme, à toutes les glaires morales qui nous prennent à la gorge !

Il y a quelque chose de faux dans ma personne et dans ma vocation. Je suis né lyrique, et je n’écris pas de vers. Je voudrais combler ceux que j’aime et je les fais pleurer. Voilà un homme, ce Bouilhet ! Quelle nature complète ! Si j’étais capable d’être jaloux de quelqu’un, je le serais de lui. Avec la vie abrutissante qu’il a menée et les bouillons qu’il a bus, je serais certainement un imbécile maintenant, ou bien au bagne, ou pendu par mes propres mains. Les souffrances du dehors l’ont rendu meilleur. Cela est le fait des bois de haute futaie : ils grandissent dans le vent et poussent à travers le silex et le granit, tandis que les espaliers, avec tout leur fumier et leurs paillassons, crèvent alignés sur un mur et en plein soleil. Enfin, aime-le bien, voilà tout ce que je peux t’en dire, et ne doute jamais de lui.

Sais-tu de quoi j’ai causé hier toute la soirée avec ma mère ? De toi. Je lui ai dit beaucoup de choses qu’elle ne savait pas, ou du moins qu’elle devinait à demi. Elle t’apprécie, et je suis sûr que cet hiver elle te verra avec plaisir. Cette question est donc vidée.

La Bovary remarche. Bouilhet a été content dimanche. Mais il était dans un tel état d’esprit, et si disposé au tendre (pas à mon endroit cependant) qu’il l’a peut-être jugée trop bien. J’attends une seconde lecture pour être convaincu que je suis dans le bon chemin. Je ne dois pas en être loin, cependant. Ces comices me demanderont bien encore six belles semaines (un bon mois après mon retour de Paris). Mais je n’ai plus guère que des difficultés d’exécution. Puis il faudra récrire le tout, car c’est un peu gâché comme style. Plusieurs passages auront besoin d’être reécrits, et d’autres désécrits. Ainsi, j’aurai été depuis le mois de juillet jusqu’à la fin de novembre à écrire une scène ! Et si elle m’amusait encore ! Mais ce livre, quelque bien réussi qu’il puisse être, ne me plaira jamais. Maintenant que je le comprends bien dans tout son ensemble, il me dégoûte. Tant pis, ç’aura été une bonne école. J’aurai appris à faire du dialogue et du portrait. J’en écrirai d’autres ! Le plaisir de la critique a bien aussi son charme et, si un défaut que l’on découvre dans son œuvre vous fait concevoir une beauté supérieure, cette conception seule n’est-elle pas en soi-même une volupté, presque une promesse ?

Adieu, à bientôt. Mille baisers.

Ton G.