Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0434

Louis Conard (Volume 3p. 371-373).

434. À LOUISE COLET.
[Croisset] Dimanche, 5 heures [23 octobre 1853].

Bouilhet m’est revenu fort assombri. Il paraît que vous n’avez pas été gais là-bas. Ce qu’il m’a dit de toi me navre, pauvre chère Louise. Qu’as-tu donc ? Allons, sacré nom de Dieu, relève-toi. Tu as fait une fort belle chose, à ce qu’il paraît. De l’orgueil ! de l’orgueil ! et toujours ! Il n’y a que ça de bon. Tu me verras avec Bouilhet quand il va aller te rejoindre. Que ne puis-je y rester ! Mais je sens, je suis sûr que ce serait une insigne folie, et quand même cette conviction ne serait qu’une idée, comme on dit, ne suffit-il pas que j’aie cette idée pour qu’elle m’empêche et me trouble ? Si l’on pouvait se donner des fois (sic) et en vingt-quatre heures, au milieu d’une œuvre, changer des habitudes de quinze ans, sans que cette œuvre s’en ressente, tu me verrais, dès la fin de la semaine, installé à Paris quoi qu’il en coûte.

Bouilhet est pénétré de ta Servante. Il en trouve le plan très émouvant, la conduite bonne et le vers continuellement ferme. Il ne te reproche qu’une chose, c’est d’avoir fait une allusion trop claire à Musset. Sans me prononcer encore, je penche à être de son avis ; mais il faut voir. D’ici là je m’abstiens. Il m’a dit de très belles choses de cette œuvre ! La représentation au spectacle, la servante servant les actrices ! etc., il paraît que tout cela est raide et a une haute tournure. En somme, Bouilhet a une grande opinion de ta servante. Qu’il me tarde de la voir ! Le plaisir que cette nouvelle m’a causé est contrarié par l’idée que tu souffres. Qu’a donc ta santé depuis quelque temps ? Tu te ronges, tu t’agites. Ménage tes pauvres nerfs, soigne-toi mieux. Ce conseil bourgeois est plus facile à donner qu’à suivre. Une chose cependant doit nous faire l’accepter : remarque que plus tu as bridé en toi l’élément sensible, plus l’intellectuel a grandi. À mesure que la passion a tenu moins de place dans ta vie, l’Art s’est développé. Compare dans ton souvenir ce que tu faisais il y a quelques années, au milieu des orages, et ce que tu as écrit depuis deux ans, et tu remercieras peut-être le hasard de toutes ces larmes versées qui te paraissaient si stériles. Dans cinquante ou soixante pages j’aurai fait un pas, et l’époque de mon séjour à Paris se rapprochera. Un peu de patience, pauvre Muse, encore quelques mois. Croyez-vous donc qu’il ne m’en coûte rien et que je vais m’amuser tout seul ? Ovide chez les Scythes n’était pas plus abandonné que je vais l’être.

Comment se fait-il que j’aie fait de bonne besogne cette semaine ? Bouilhet a été très content de mes comices (je n’ai plus qu’un point qui m’embarrasse). Il trouve maintenant que c’est ardent, que ça marche franchement. Je me suis raidi et fouetté jusqu’au sang pour que mon héroïne soupire d’amour. J’ai presque pleuré de rage. Enfin, encore un défilé de passé ou à peu près !

Allons, à bientôt maintenant. Tâche d’avoir fini la Servante. Prends courage, et si la vie est mauvaise, si le soleil est pâle, est-ce que l’idéal n’est pas bon et l’Art resplendissant ? C’est là, c’est là qu’il faut aller, comme dit la Mignon de Goethe.

Mille baisers ; tout à toi.

Ton G.