Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0430

Louis Conard (Volume 3p. 357-362).

430. À LOUISE COLET.
[Croisset] Vendredi minuit [30 septembre 1853].

As-tu encore ta dent ? Fais-toi donc enlever cela, tout de suite, malgré les avis de Toirac. C’est une manie moderne de ces drôles. Il y a dix ans même chose m’est arrivée. Je préparais mon deuxième examen (autre dent), quand je fus pris d’une rage telle que je montai dans un fiacre en recommandant au cocher de m’arrêter à la première enseigne venue. Puis, une fois ma dent arrachée, Toirac, à qui je contai la chose, m’approuva. Et depuis quinze jours il me lanternait ainsi et m’embêtait avec un tas de drogues ! Rien n’est pis au monde que la douleur physique, et c’est bien plus d’elle que de la mort, que je suis homme, comme dit Montaigne, « à me mettre sous la peau d’un veau pour l’éviter ». Elle a cela de mauvais, la douleur, qu’elle nous fait trop sentir la vie. Elle nous donne à nous-même comme la preuve d’une malédiction qui pèse sur nous. Elle humilie, et cela est triste pour des gens qui ne se soutiennent que par l’orgueil.

Certaines natures ne souffrent pas, les gens sans nerfs. Heureux sont-ils ! Mais de combien de choses aussi ne sont-ils pas privés ! Chose étrange, à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres, la faculté nerveuse augmente, c’est-à-dire la faculté de souffrir. Souffrir et penser seraient-ils donc même chose ? Le génie, après tout, n’est peut-être qu’un raffinement de la douleur, c’est-à-dire une plus complète et intense pénétration de l’objectif à travers notre âme. La tristesse de Molière, sans doute, venait de toute la bêtise de l’Humanité qu’il sentait comprise en lui. Il souffrait des Diafoirus et des Tartufes qui lui entraient par les yeux dans la cervelle. Est-ce que l’âme d’un Véronèse, je suppose, ne s’imbibait pas de couleurs continuellement, comme un morceau d’étoffe sans cesse plongé dans la cuve bouillante d’un teinturier ? Tout lui apparaissait avec des grossissements de ton qui devaient lui tirer l’œil hors de la tête. Michel-Ange disait que les marbres frémissaient à son approche. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il frémissait, lui, à l’approche des marbres. Les montagnes, pour cet homme, avaient donc une âme. Elles étaient de nature correspondante ; c’était comme la sympathie de deux éléments analogues. Mais cela devait établir, de l’une à l’autre, je ne sais où ni comment, des espèces de traînées volcaniques d’un ordre inconcevable, à faire péter la pauvre boutique humaine.

Me voilà à peu près au milieu de mes comices (j’ai fait quinze pages ce mois, mais non finies). Est-ce bon ou mauvais ? Je n’en sais rien. Quelle difficulté que le dialogue, quand on veut surtout que le dialogue ait du caractère ! Peindre par le dialogue et qu’il n’en soit pas moins vif, précis et toujours distingué en restant même banal, cela est monstrueux et je ne sache personne qui l’ait fait dans un livre. Il faut écrire les dialogues dans le style de la comédie et les narrations avec le style de l’épopée.

Ce soir, j’ai encore recommencé sur un nouveau plan ma maudite page des lampions que j’ai déjà écrite quatre fois. Il y a de quoi se casser la tête contre le mur ! Il s’agit (en une page) de peindre les gradations d’enthousiasme d’une multitude à propos d’un bonhomme qui, sur la façade d’une mairie, place successivement plusieurs lampions. Il faut qu’on voie la foule gueuler d’étonnement et de joie ; et cela sans charge ni réflexions de l’auteur. Tu t’étonnes quelquefois de mes lettres, me dis-tu. Tu trouves qu’elles sont bien écrites. Belle malice ! Là, j’écris ce que je pense. Mais penser pour d’autres comme ils eussent pensé, et les faire parler, quelle différence ! Dans ce moment-ci, par exemple, je viens de montrer, dans un dialogue qui roule sur la pluie et le beau temps, un particulier qui doit être à la fois bon enfant, commun, un peu canaille et prétentieux ! Et à travers tout cela, il faut qu’on voie qu’il pousse sa pointe. Au reste, toutes les difficultés que l’on éprouve en écrivant viennent du manque d’ordre. C’est une conviction que j’ai maintenant. Si vous vous acharnez à une tournure ou à une expression qui n’arrive pas, c’est que vous n’avez pas l’idée. L’image, ou le sentiment bien net dans la tête, amène le mot sur le papier. L’un coule de l’autre. « Ce que l’on conçoit bien, etc. » Je le relis maintenant, ce vieux père Boileau, ou plutôt je l’ai relu en entier (je suis à présent à ses œuvres en prose). C’était un maître homme et un grand écrivain surtout, bien plus qu’un poète. Mais comme on l’a rendu bête ! Quels piètres explicateurs et prôneurs il a eus ! La race des professeurs de collège, pédants d’encre pâle, a vécu sur lui et l’a aminci, déchiqueté comme une horde de hannetons fait à un arbre. Il n’était déjà pas si touffu ! N’importe, il était solide de racine et bien piété, droit, campé.

La critique littéraire me semble une chose toute neuve à faire (et j’y converge, ce qui m’effraie). Ceux qui s’en sont mêlés jusqu’ici n’étaient pas du métier. Ils pouvaient peut-être connaître l’anatomie d’une phrase, mais certes ils n’entendaient goutte à la physiologie du style. Ah ! La littérature ! Quelle démangeaison permanente ! C’est comme un vésicatoire que j’ai au cœur. Il me fait mal sans cesse, et je me le gratte avec délices.

Et la Servante ? Pourquoi ai-je peur que ce ne soit trop long ? C’est une bêtise, cela tient sans doute à ce que le temps de la composition me trompe sur la dimension de l’œuvre. Au reste, il vaut mieux être trop long que trop court. Mais le défaut général des poètes est la longueur, comme le défaut des prosateurs est le commun, ce qui fait que les premiers sont ennuyeux et les seconds dégoûtants : Lamartine, Eugène Sue. Combien de pièces dans le père Hugo sont trop longues de moitié ! Et déjà le vers, par lui-même, est si commode à déguiser l’absence d’idées ! Analyse une belle tirade de vers et une autre de prose, tu verras laquelle est la plus pleine. La prose, art plus immatériel (qui s’adresse moins aux sens, à qui tout manque de ce qui fait plaisir), a besoin d’être bourrée de choses et sans qu’on les aperçoive. Mais en vers les moindres paraissent. Ainsi la comparaison la plus inaperçue dans une phrase de prose peut fournir tout un sonnet. Il y a beaucoup de troisièmes et de quatrièmes plans en prose. Doit-il y en avoir en poésie ?

J’ai dans ce moment une forte rage de Juvénal. Quel style ! quel style ! Et quel langage que le latin ! Je commence aussi à entendre Sophocle un peu, ce qui me flatte. Quant à Juvénal, ça va assez rondement, sauf un contre-sens par-ci par-là et dont je m’aperçois vite. Je voudrais bien savoir, et avec moult détails, pourquoi Saulcy a refusé l’article de Leconte, quels sont les motifs qu’on lui a allégués ? Cela peut nous être curieux à connaître. Tâche d’avoir le fin mot de l’histoire.

Tâche de te mieux porter et de travailler à Paris comme tu travaillais à la campagne. Tu as pourtant tout ton temps à toi. Je plains bien ce pauvre Leconte de sa leçon. Pour avoir fait ce métier comme Bouilhet l’a fait pendant quatorze ans, à huit et dix heures par jour (et il avait, de plus que Leconte, les maîtres de pensions sur le dos), je crois qu’il fallait être né avec une constitution enragée de force, un tempérament cérébral titanique. Il aura bien mérité la gloire aussi, celui-là ! Mais on ne va au ciel que par le martyre. On y monte avec une couronne d’épines, le cœur percé, les mains en sang et la figure radieuse.

Adieu, mille baisers sur la tienne. À toi, ton vieux G.