Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0429

Louis Conard (Volume 3p. 351-357).

429. À LOUISE COLET.
[Croisset] Lundi soir, minuit [26 septembre 1853].

Ci-inclus une lettre du Crocodile pour sa dulcinée.

Pourquoi donc n’as-tu pas été franche avec moi, bonne chère Louise ? C’est mal ! Si Babinet ou Leconte étaient en position de t’aider n’aurais-tu pas recours à eux ? Pourquoi cette exception à l’encontre d’un plus ami ? Je n’avais pas d’argent ; j’en eusse eu. Pour toi je vendrais jusqu’à ma chemise, tu le sais bien, ou plutôt, nous nous mettrions sous la même. En ces matières, du reste, j’ai toujours l’air d’un plat bourgeois et d’une canaille. Je suis tranquillement à me chauffer les pieds à un grand feu, dans une robe de soie, et en ce qu’on peut appeler (à la rigueur) un château, tandis que tant de braves gens qui me valent, et plus, sont à tirer le diable par la queue avec leurs pauvres mains d’anges ! J’ai enfin de quoi ne pas m’inquiéter de mon dîner, chose immense et que j’appréciais peu jadis, alors que plein de fantaisies luxueuses j’en voulais jouir dans la vie. Mais je leur ai à toutes donné congé. Je fuis ces idées-là comme malsaines. Elles sont au fond petites et partent du plus bas de l’imagination. Il faut se faire des harems dans la tête, des palais avec du style, et draper son âme dans la pourpre des grandes périodes. Ah ! si j’étais riche, quelles rentes je ferais à toi, à Bouilhet, à Leconte et à ce bon père Babinet ! Ce serait beau, une vie piétée et fort aérée, dans une grande demeure pleine de marbres et de tableaux, avec des paons sur des pelouses, des cygnes dans des bassins, une serre chaude et un suprême cuisinier, à cinq ou six, là, ou trois ou quatre même. Quelle bénédiction ! Elle est charmante, la lettre du père Babinet. J’en raffole, j’adore ce bonhomme. C’est fouillu, touffu, nourri. Il y a là plus de naïveté, d’esprit et de lecture que dans vingt journaux en dix ans. Et je ne parle pas du cœur qui y palpite à chaque ligne. Viendra-t-il me voir ? J’en suis anxieux ; j’aurai grand plaisir à le recevoir. Quant à Leconte, je n’ai rien à lui dire, si ce n’est que je l’aime beaucoup. Il le sait ; tout ce que je pourrais lui écrire, il le pense. Je partage son indignation contre ce misérable Planche. Je garde à ce drôle une vieille rancune qui date de 1837, à propos d’un article contre Hugo. Il y a des choses qui vous blessent si profondément aux plus purs endroits de l’âme que la cicatrice est éternelle, et il est certain que je verrais le gars Planche crever sous mes yeux avec une certaine satisfaction. Qu’il ne le ménage pas ! C’est un homme qui passera partout et qu’il faut faire passer partout. La générosité à l’encontre des gredins est presque une indélicatesse à l’encontre du bien. Dans le refus de son article à l’Athenæum et dans la malveillance de la Revue à son endroit, il y a du Du Camp. Quant à Saulcy, le mot était peut-être donné depuis longtemps pour refuser net tout ce qui se présenterait là touchant Mme C…, car ils doivent être maintenant mal ensemble (Saulcy ne fait point son éloge). Mais il faut ajouter encore deux autres éléments : 1o influence bigote, système de moralité impérialiste et amie de l’ordre ; 2o haine de la poésie.

Récapitulons pour voir comme les amis sont bien servis par les amis ;

1o Article de moi pour Bouilhet arrêté à la Presse ; 2o promesse de Jourdan vaine ; 3o refus à l’Athenæum ; 4o refus des réclamations de Leconte, à la Revue de Paris, et ici contre une autre revue ! contre leur rival, contre leur ennemi ! Mais cela ne fait que quatre ! Attendons la douzaine.

Quelle bêtise pourtant ! Quels pauvres gens ! Quelle misère ! Comme si tout cela empêchait rien ! (Quand tu auras fini ton Poème de la Femme, tu verras si, réuni en volume, ça se vend.) Est-ce que les Poésies de Leconte, par exemple, n’ont pas été plus remarquées que le Livre Posthume, dont l’auteur pourtant avait à sa disposition une belle réclame ! Mais ces gamins-là n’entendent pas même la réclame. Ils ont la bonne volonté d’être des charlatans. Quant à la capacité, non ; car il faut des poumons pour crier sur la place publique pendant deux heures de suite et pour faire assembler le monde avec des blagues connues.

Les héros pervers de Balzac ont, je crois, tourné la tête à bien des gens. La grêle génération qui s’agite maintenant à Paris autour du pouvoir et de la renommée a puisé, dans ces lectures, l’admiration bête d’une certaine immoralité bourgeoise à quoi elle s’efforce d’atteindre. J’ai eu des confidences à ce sujet. Ce n’est plus Werther ou St-Preux que l’on veut être, mais Rastignac ou Lucien de Rubempré. D’ailleurs tous ces fameux gaillards pratiques, actifs, qui connaissent les hommes, admirent peu l’admiration, visent au solide, font du bruit, se démènent comme des galériens, etc., tous ces malins, dis-je, me font pitié, et au point de vue même de leur malice, car je les vois sans cesse tendre la gueule après l’ombre et lâcher la viande. Ils s’enferrent dans leurs mensonges, ils se dupent eux-mêmes avec aplomb (c’est l’histoire de Badinguet se payant à lui-même des enthousiasmes). Quand j’en aurai vu un seul, un seul de ceux-là, avoir gagné par tous les moyens qu’ils emploient seulement un million, alors je mettrai chapeau bas. D’ici là qu’il me soit permis de les considérer comme des épiciers fourvoyés.

Le plus grand de la bande, n’était-ce pas Girardin ? Or le voilà maintenant avec la cinquantaine passée, une fortune des plus restreintes et une considération nulle. En fait d’habileté, je préfère donc les cotonniers de ma belle patrie.

J’en ai connu un ; ce n’était pas un cotonnier, mais un indigoteur. Voilà un homme, celui-là ! Il avait trouvé moyen, dans l’espace de vingt ans, d’acquérir deux cent mille livres de rentes en terre en mouillant ses indigos, lesquels il descendait dans sa cave, nuitamment, et lui-même ! Mais quelle canaille ! quelle modestie ! quel bon père de famille ! quelle mise de caissier ! La probité se hérissait jusque sur les poils de sa redingote. Il ne cherchait pas à briller, celui-là, à éblouir les sots, mais à les flouer, ce qui est bien plus magistral ! Oh Jésus, Jésus, redescends donc pour chasser les vendeurs du temple ! Et que les lanières dont tu les cingleras soient faites de boyaux de tigre ! Qu’on les ait trempées dans du vitriol, dans de l’arsenic ! Qu’elles les brûlent comme des fers rouges ! Qu’elles les hachent comme des sabres et qu’elles les écrasent comme ferait le poids de toutes tes cathédrales accumulées sur ces infâmes !

Enchanté du fiasco du citoyen Méry[1] ! Encore un habile, celui-là, un malin, un homme d’esprit, un gaillard qui ne se fiche pas mal de ça ! Quand on fait de sa plume un alambic à ordures pour gagner de l’argent, et qu’on ne gagne pas même d’argent, on n’est en définitive qu’un idiot doublé d’un misérable.

Je ne pardonne point aux hommes d’action de ne pas réussir, puisque le succès est la seule mesure de leur mérite. Napoléon a été trompé à Waterloo : sophisme, mon vieux. Je ne suis pas du métier, je n’y connais goutte : il fallait vaincre. Or, j’admire le vainqueur, quel qu’il soit.

Le père Hugo avait perdu l’adresse de Londres, c’est pour cela qu’il a été longtemps à me répondre, dit-il. Sa lettre était impudemment de Jersey. Par bonheur il n’est arrivé aucun mal. Je suis curieux du volume. Mais comment l’aurai-je ? J’essayerai de lui répondre une bonne lettre ; tant pis si le fond le choque, la forme sera convenable. Je ne peux pas mentir pour lui être agréable et je ne lui cacherai pas que je me souhaite ses illusions, mais ne les partage point. Je dis illusions et non convictions. Non, s. n. de Dieu, non ! je ne peux admirer le peuple et j’ai pour lui, en masse, fort peu d’entrailles parce qu’il en est, lui, totalement dépourvu. Il y a un cœur dans l’humanité, mais il n’y en a point dans le peuple, car le peuple, comme la patrie, est une chose morte. Où bat-il donc maintenant, le cœur synthétique de toutes les forces nobles de l’être humain ? à Constantinople, dans la poitrine d’un derviche chevelu qui hurle contre les Moscoves. C’est là que s’est réfugiée à cette heure la seule protestation morale qui soit encore.

Pauvre flamme de la liberté et de l’enthousiasme ! Tu brûles là-bas entre des œufs d’autruche et sous les coupoles de porcelaine, dans une lampe musulmane, au fond d’une mosquée. Ah ! ces bons Turcs, ces vieux Bakaloum[2], comme je les aime ! Quels souhaits je fais pour eux ! J’y pense sans cesse. Que ne puis-je reprendre mon tarbouch, […] et courir par tout Stamboul en criant : « Allah ! Allah ! Emsik el baroud ! (au nom de Dieu ! au nom de Dieu ! prenez vos armes !) ». Je sens à ces pensées comme une brise du désert qui m’arriverait sur la figure. S’il se soulevait, tout l’orient ! si les Bédouins du Hauran allaient venir ! et toute la Perse ! et l’Arabie, l’inconnue ! Il ne faut qu’un homme, non, un prophète, un homme-idée, Abd-el-Kader qu’on lâcherait ; mais il a fait son temps.

Il paraît que l’on redoute pour cet hiver une misère soignée. Est-ce possible ! Des gens si forts ! Après avoir tant soigné les intérêts matériels et après avoir tant donné d’ouvrage, tant fait travailler le peuple, il se trouve que le peuple n’a pas un sou ! Charmant ! As-tu vu dans la Presse la joie de Blanqui à propos de l’entrée de la viande étrangère ? Il était malade, mais il n’a pas pu retenir son émotion à cette nouvelle. Il s’est tellement senti déborder d’enthousiasme qu’il a pris la plume pour communiquer au public son bonheur, et au risque même de compromettre sa santé ! Sainte Thérèse n’était pas plus contente d’avoir vu le Christ dans sa chambre que ce gars-là n’est content de voir venir les bœufs d’Amérique en France ! Ô Aristophane et Molière, quels galopins vous fûtes !

C’est parce que je suis au bout de mon papier et qu’il est une heure et demie passée que je te quitte, car je suis fort en train de causer.

Adieu donc, toutes sortes de tendresses.

À toi. Ton G.

  1. Romancier, poète, auteur dramatique. Son œuvre est une des plus abondantes de l’époque romantique. Flaubert fait ici allusion aux Mélodies poétiques, que Méry venait de publier chez Leure et qui furent mal accueillies par la presse.
  2. Bakaloum signifie en turc « voyons ». Le mot revenant souvent dans la conversation à servi aux Européens pour désigner les Ottomans. Aujourd’hui on emploie plutôt, avec une nuance de mépris, banabak « regarde-moi », qui sert à interpeller les inférieurs.