Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0428

Louis Conard (Volume 3p. 348-351).

428. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mercredi, minuit et demi.

Voici enfin un envoi du Grand Crocodile (je garde une lettre à Mme d’Aunet que je t’enverrai la première fois ; le paquet serait trop gros). Tu verras un discours dont j’ai le double et qui me paraît peu raide. J’ai peur que le grand homme ne finisse par s’abêtir là-bas, dans sa haine. L’attention qu’il a eue de t’envoyer ce journal de Jersey me semble très délicate. Dans sa lettre à moi, il me dit qu’il exige la correspondance, et il qualifie mes lettres des « plus spirituelles et des plus nobles du monde ». J’ai envie maintenant de lui écrire tout ce que je pense. Le blesserai-je ? Mais je ne peux pourtant lui laisser croire que je suis républicain, que j’admire le peuple, etc… Il y a une mesure à prendre entre la grossièreté et la franchise, que je trouve difficile. Qu’en dis-tu ? Par un hasard singulier, on m’a apporté avant-hier un pamphlet en vers contre lui, stupide, calomniant, baveux. Il est d’un citoyen d’ici, ancien directeur de théâtre, drôle qui a épousé pour sa fortune une femme sortant des Madelonnettes[1] et qui, veuf maintenant, se retrouve sur le pavé, ne sachant comment vivre. Cela est payé bien sûr, mais n’aura guère de succès, car c’est illisible.

Ce soubiranne a jadis calé en duel devant un de mes amis, le frère d’Ernest Delamarre (qui m’a donné cette petite statue dorée que tu as vue rue du Helder). Il lui a fait écrire sur le terrain des rétractations. Et ce gredin-là, dans son pamphlet, accuse Hugo de lâcheté, d’avoir poussé à l’assassinat, etc. Et il le menace de la vengeance ! Ah ! quelles canailleries s’étalent sur le monde ! Quand donc cela finira-t-il ? Quelque chose à tous, tant que nous sommes, nous pèse sur le cœur. Quand donc viendra l’ouragan pour nous soulager de ce fardeau ?

Ce bon Leconte rêve les Indes, aller là-bas et y mourir. Oui, c’est un beau rêve. Mais c’est un rêve ; car on est si pitoyablement organisé qu’on en voudrait revenir, on crèverait de langueur, on regretterait la patrie, la mine des maisons et les indifférents même. Il faut se renfermer et continuer tête baissée dans son œuvre, comme une taupe. Si rien ne change, d’ici à quelques années, il se formera entre les intelligences libérales un compagnonnage plus étroit que celui de toutes les sociétés clandestines. À l’écart de la foule, un mysticisme nouveau grandira. Les hautes idées poussent à l’ombre et au bord des précipices, comme les sapins.

Mais une vérité me semble être sortie de tout cela ; c’est qu’on n’a nul besoin du vulgaire, de l’élément nombreux des majorités, de l’approbation, de la consécration. 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n’y a plus rien, qu’une tourbe canaille et imbécile. Nous sommes tous enfoncés au même niveau dans une médiocrité commune. L’égalité sociale a passé dans l’esprit. On fait des livres pour tout le monde, de l’art pour tout le monde, de la science pour tout le monde, comme on construit des chemins de fer et des chauffoirs publics. L’humanité a la rage de l’abaissement moral, et je lui en veux de ce que je fais partie d’elle.

J’ai bien travaillé aujourd’hui. Dans une huitaine, je serai au milieu de mes comices que je commence maintenant à comprendre. J’ai un fouillis de bêtes et de gens beuglant et bavardant, avec mes amoureux en dessus, qui sera bon, je crois. Et cette Servante, quand donc la caresse-t-on ?

Sais-tu que ce pauvre père Parain, en mourant, ne pensait qu’à moi, qu’à Bouilhet, qu’à la littérature enfin ? Il croyait qu’on lisait des vers de lui (Bouilhet). Comme je le regretterai, cet excellent cœur qui me chérissait si aveuglément, si jamais j’ai un succès ! Quel plaisir j’aurais eu à voir sa mine au drame de Bouilhet ou au tien ! Quel est le sens de tout cela, le but de tout ce grotesque et de tout cet horrible ?

Voilà l’hiver qui vient ; les feuilles jaunissent, beaucoup tombent déjà. J’ai du feu maintenant et je travaille à ma lampe, les rideaux fermés, comme en décembre. Pourquoi les premiers jours d’automne me plaisent-ils plus que les premiers du printemps ? Je n’en suis plus cependant aux poésies pâles de chutes de feuilles et de brumes sous la lune ! Mais cette couleur dorée m’enchante. Tout a je ne sais quel parfum triste qui enivre. Je pense à de grandes chasses féodales, à des vies de château. Sous de larges cheminées, on entend bramer les cerfs au bord des lacs, et les bois frémir.

Quand reviens-tu à Paris ? Adieu, bonne chère Louise, mille baisers. À toi.

Ton G.

Prends garde de perdre, ou d’égarer même, le discours. Où tu es, ça pourrait avoir des inconvénients. Faut-il t’envoyer la lettre à Mme d’Aunet ici, ou attendre que tu sois à Paris ?


  1. Sorte de couvent, sous le vocable de sainte Madeleine, où étaient enfermées les femmes de mauvaise vie.