Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0426

Louis Conard (Volume 3p. 341-344).

426. À LOUISE COLET.
[Croisset] Vendredi minuit [16 septembre 1853].

Il m’est impossible de retrouver la citation de Montaigne sur Pic de La Mirandole (ceci prouve que je ne connais pas assez mon Montaigne). Il me faudrait pour cela relire et non feuilleter (car je l’ai feuilleté) tout Montaigne.

Sapho s’est jetée à l’eau du haut du promontoire de Leucade, île de la mer égée, ou autrement dit Archipel. Leucade est une petite île entre celle de Lesbos et la terre d’Asie Mineure (au bord du golfe de Smyrne). Leucade se trouve maintenant dans un golfe qu’on appelle golfe d’Adramite (j’ignore le nom antique). Pour ce qui est de Sapho, il y en a deux, la poétesse et la courtisane. La première était de Mitylène en Lesbos, vivait dans le VIIe siècle avant Jésus-Christ, a poussé la tribadie à un grand degré de perfection, et fut exilée de Mitylène avec Alcée. La seconde, née dans la même île, mais à Eresos, paraît être celle qui aima Phaon. Cette opinion (moderne du reste, car ordinairement on confond les deux) s’appuie sur un passage de l’historien Nymphis : « Sapho d’Eresos aima passionnément Phaon. » On remarque aussi que Hérodote, qui a écrit tout au long l’histoire de Sapho de Mitylène, ne parle ni de cet amour, ni de ce suicide.

Enfin me revoilà en train ! ça marche ! la machine retourne ! Ne blâme pas mes roidissements, bonne chère Muse, j’ai l’expérience qu’ils servent. Rien ne s’obtient qu’avec effort ; tout a son sacrifice. La perle est une maladie de l’huître et le style, peut-être, l’écoulement d’une douleur plus profonde. N’en est-il pas de la vie d’artiste, ou plutôt d’une œuvre d’art à accomplir, comme d’une grande montagne à escalader ? Dur voyage, et qui demande une volonté acharnée ! D’abord on aperçoit d’en bas une haute cime. Dans les cieux, elle est étincelante de pureté, elle est effrayante de hauteur, et elle vous sollicite cependant à cause de cela même. On part. Mais à chaque plateau de la route, le sommet grandit, l’horizon se recule, on va par les précipices, les vertiges et les découragements. Il fait froid et l’éternel ouragan des hautes régions vous enlève en passant jusqu’au dernier lambeau de votre vêtement. La terre est perdue pour toujours, et le but sans doute ne s’atteindra pas. C’est l’heure où l’on compte ses fatigues, où l’on regarde avec épouvante les gerçures de sa peau. L’on n’a rien qu’une indomptable envie de monter plus haut, d’en finir, de mourir. Quelquefois, pourtant, un coup des vents du ciel arrive et dévoile à votre éblouissement des perspectives innombrables, infinies, merveilleuses ! À vingt mille pieds sous soi on aperçoit les hommes, une brise olympienne emplit vos poumons géants, et l’on se considère comme un colosse ayant le monde entier pour piédestal. Puis, le brouillard retombe et l’on continue à tâtons, à tâtons, s’écorchant les ongles aux rochers et pleurant dans la solitude. N’importe ! Mourons dans la neige, périssons dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l’esprit, et la figure tournée vers le soleil !

J’ai travaillé ce soir avec émotion, mes bonnes sueurs sont revenues et j’ai regueulé, comme par le passé.

Oui, c’est beau Candide ! fort beau ! Quelle justesse ! Y a-t-il moyen d’être plus large, tout en restant aussi net ? Peut-être non. Le merveilleux effet de ce livre tient sans doute à la nature des idées qu’il exprime. C’est aussi bien cela (sic) que cela qu’il faut écrire, mais pas comme cela.

Pourquoi perds-tu ton temps à relire Graziella quand on a tant de choses à relire ? Voilà une distraction sans excuse, par exemple ! Il n’y a rien à prendre à de pareilles œuvres. Il faut s’en tenir aux sources, or Lamartine est un robinet. Ce qu’il y a de fort dans Manon Lescaut, c’est le souffle sentimental, la naïveté de la passion qui rend les deux héros si vrais, si sympathiques, si honorables, quoiqu’ils soient des fripons. C’est un grand cri du cœur, ce livre ; la composition en est fort habile. Quel ton d’excellente compagnie ! Mais moi, j’aime mieux les choses plus épicées, plus en relief, et je vois que tous les livres de premier ordre le sont à outrance. Ils sont criants de vérité, archidéveloppés et plus abondants de détails intrinsèques au sujet. Manon Lescaut est peut-être le premier des livres secondaires. Je crois, contrairement à ton avis de ce matin, que l’on peut intéresser avec tous les sujets. Quant à faire du Beau avec eux, je le pense aussi, théoriquement du moins, mais j’en suis moins sûr. La mort de Virginie est fort belle, mais que d’autres morts aussi émouvantes (parce que celle de Virginie est exceptionnelle) ! Ce qu’il y a d’admirable, c’est sa lettre à Paul, écrite de Paris. Elle m’a toujours arraché le cœur quand je l’ai lue. Que l’on pleure moins à la mort de ma mère Bovary qu’à celle de Virginie, j’en suis sûr d’avance. Mais l’on pleurera plus sur le mari de l’une que sur l’amant de l’autre, et ce dont je ne doute pas, c’est du cadavre. Il faudra qu’il vous poursuive. La première qualité de l’Art et son but est l’illusion. L’émotion, laquelle s’obtient souvent par certains sacrifices de détails poétiques, est une tout autre chose et d’un ordre inférieur. J’ai pleuré à des mélodrames qui ne valaient pas quatre sous et Goethe ne m’a jamais mouillé l’œil, si ce n’est d’admiration.

Tu me parais là-bas, à ta campagne, en bon train. Je ne comprends pas que tu puisses travailler aussi bien à Paris, car enfin tu as tout ton temps à toi. J’ai envoyé les canetons à Babinet et n’en ai point reçu de réponse. Dans le numéro d’aujourd’hui, les vers de Bouilhet y sont, et seuls ! Ces gars-là sont comme les ânes : ils baissent les oreilles quand on les étrille. Adieu, j’ai envie de dormir. Fasse Morphée que je te rêve ! Mille baisers partout.

À toi. Ton G.