Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0425

Louis Conard (Volume 3p. 338-341).

425. À LOUISE COLET.
Lundi soir, minuit et demi [Croisset, 12 septembre 1853].

La tête me tourne d’embêtement, de découragement, de fatigue ! J’ai passé quatre heures sans pouvoir faire une phrase. Je n’ai pas aujourd’hui écrit une ligne, ou plutôt j’en ai bien griffonné cent ! Quel atroce travail ! Quel ennui ! Oh ! l’Art ! l’Art ! Qu’est-ce donc que cette chimère enragée qui nous mord le cœur, et pourquoi ? Cela est fou de se donner tant de mal ! Ah ! la Bovary, il m’en souviendra ! J’éprouve maintenant comme si j’avais des lames de canif sous les ongles, et j’ai envie de grincer des dents. Est-ce bête ! Voilà donc où mène ce doux passe-temps de la littérature, cette crème fouettée. Ce à quoi je me heurte, c’est à des situations communes et un dialogue trivial. Bien écrire le médiocre et faire qu’il garde en même temps son aspect, sa coupe, ses mots même, cela est vraiment diabolique, et je vois se défiler maintenant devant moi de ces gentillesses en perspective pendant trente pages au moins. Ça s’achète cher, le style ! Je recommence ce que j’ai fait l’autre semaine. Deux ou trois effets ont été jugés hier par Bouilhet ratés, et avec raison. Il faut que je redémolisse presque toutes mes phrases.

Tu n’as pas songé, bonne chère Muse, à la distance et au temps. Quant au voyage de Gisors, nous passerions notre journée en chemin de fer et en diligence. Il faut, quand on a quitté le chemin de fer de Gaillon aux Andelys, une heure, et certainement des Andelys à Gisors au moins deux, ce qui fait : trois, plus deux du chemin de fer, cinq. Autant pour revenir : dix. Et cela pour se voir deux heures. Non ! non ! Dans six semaines, à Mantes, nous serons seuls et plus longtemps (pour si peu d’ailleurs je n’aime point les amis) et ça ne vaut pas la peine de se voir pour n’avoir que la peine de se dire adieu.

Je sais ce que les dérangements me coûtent, mon impuissance maintenant me vient de Trouville. Quinze jours avant de m’absenter, ça me trouble. Il faut à toute force que je me réchauffe et que ça marche ! — ou que j’en crève. Je suis humilié, nom de Dieu, et humilié par devers moi de la rétivité de ma plume. Il faut la gouverner comme les mauvais chevaux qui refusent. On les serre de toute sa force, à les étouffer, et ils cèdent.

Nous avons reçu vendredi la nouvelle que le père Parain était mort. Ma mère devait partir pour Nogent, mais elle a été reprise un peu à la poitrine. Elle s’est mis des sangsues aujourd’hui. J’ai toujours un fonds d’inquiétude de ce côté. Cette mort, je m’y attendais. Elle me fera plus de peine plus tard, je me connais. Il faut que les choses s’incrustent en moi. Elle a seulement ajouté à la prodigieuse irritabilité que j’ai maintenant et que je ferais bien de calmer, du reste, car elle me déborde quelquefois. Mais [c’est] cette rosse de Bovary qui en est cause. Ce sujet bourgeois me dégoûte […].

En voilà encore un de parti ! Ce pauvre père Parain, je le vois maintenant dans son suaire comme si j’avais le cercueil, où il pourrit, sur ma table, devant mes yeux. L’idée des asticots qui lui mangent les joues ne me quitte pas. Je lui avais fait du reste des adieux éternels, en le quittant la dernière fois. Quand je suis arrivé de Nogent chez toi, j’avais été seul tout le temps dans le wagon, par un beau soleil. Je revoyais en passant les villages que nous traversions autrefois en chaise de poste, aux vacances, tous en famille avec les autres, morts aussi. Les vignes étaient les mêmes et les maisons blanches, la longue route poudreuse, les ormes ébranchés sur le bord…

Cette promenade de Pontoise dont tu me parles, je la connais. Il me souvient d’y avoir vu la plus admirable petite fille du monde. Elle jouait avec sa bonne. Mon père l’a beaucoup examinée et a prédit qu’elle serait superbe. Qu’est-ce qu’elle est devenue ?… Comme tout cela est farce ! Bonne histoire, Madame la directrice de la poste t’appela[nt] Loïsa. Il y manque un y, et un K au Colet ! Ainsi écrit, « Loysa Kolet », ça ne manquerait pas de galbe.

J’ai lu, avant-hier, tout un volume du père Michelet, le sixième de sa Révolution, qui vient de paraître. Il y a des jets exquis, de grands mots, des choses justes ; presque toutes sont neuves. Mais point de plan, point d’art. Ce n’est pas clair, c’est encore moins calme, et le calme est le caractère de la beauté, comme la sérénité l’est de l’innocence, de la vertu. Le repos est attitude de Dieu. Quelle curieuse époque ! Quelle curieuse époque ! Comme le grotesque y est fondu au terrible ! Je le répète, c’est là que le Shakespeare de l’avenir pourra puiser à seaux. Y a-t-il rien de plus énorme que celui du citoyen Roland ? Avant de se tuer il avait écrit ce billet que l’on trouva sur lui : « Respectez le corps d’un homme vertueux ! ».

Adieu, il est tard. Je n’ai pas de feu, j’ai froid. Je me presse contre toi pour me réchauffer. Mille baisers, à toi.

Ton G.