Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0424

Louis Conard (Volume 3p. 334-338).

424. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mercredi soir, minuit [7 septembre 1853].

J’attendais toujours une lettre de toi, cher amour, pour savoir où t’adresser celle-ci. Si je n’en ai pas demain, je te l’enverrai néanmoins rue de Sèvres. Comme je te plains de tes douleurs de dents et que j’admire ton courage de m’avoir écrit tranquillement chez Toirac, en attendant l’opération ! Du reste, puisque c’est une du fond, il n’y a que demi-mal.

Je trouve qu’en toutes ces décadences physiques les moindres sont les dissimulées. Aussi la perte de mes cheveux m’a-t-elle réellement embêté. Mon parti en est pris maintenant, Dieu merci, et je fais bien ! car d’ici à deux ans je ne sais s’il m’en restera de quoi même avoir un crâne. Mais parlons de choses plus graves, à savoir ton régime. Je t’assure que tu n’as pas raison. Les viandes substantielles ne remplacent pas le vin. Bois de la bière plutôt ; mais l’eau continuellement est une mauvaise chose. Les maux d’estomac que tu as quelquefois viennent de là.

Je suis très sceptique en médecine mais très croyant en hygiène. Or, ceci est une vérité : dans les climats où l’eau est bonne il n’y a que cela. Partout où pousse la vigne, le houblon ou la pomme, il faut s’en alimenter ; et ne me dis pas que tu ne peux te soigner, car cela, je t’assure, pauvre Louise, me semble un mot cruel. Moi qui voudrais te donner tout si j’avais quelque chose (quand je pense à tes besoins, cher amour, et que je me dis que je n’y peux rien, je rougis en secret comme si c’était de ma faute) ! Est-ce que tu ne peux t’infliger une dépense de 3 ou 4 francs par semaine pour ta santé ? Essaie pendant quelque temps, durant l’hiver, à l’époque de ces froids qui te navrent, et tu verras.

J’ai repris la Bovary. Voilà depuis lundi cinq pages d’à peu près faites ; à peu près est le mot, il faut s’y remettre. Comme c’est difficile ! J’ai bien peur que mes comices ne soient trop longs. C’est un dur endroit. J’y ai tous mes personnages de mon livre en action et en dialogue, les uns mêlés aux autres, et par là-dessus un grand paysage qui les enveloppe. Mais, si je réussis, ce sera bien symphonique.

Bouilhet a fini de ses Fossiles la partie descriptive. Son mastodonte ruminant au clair de lune, dans une prairie, est énorme de poésie. Ce sera peut-être de toutes ses pièces celle qui fera le plus d’effet à la généralité ! Il ne lui reste plus que la partie philosophique, la dernière. Au milieu du mois prochain, il ira à Paris se choisir un logement pour s’y installer au commencement de novembre. Que ne suis-je à sa place !

Décidément, l’article de Verdun (que je crois de Jourdan ; c’est une idée que j’ai) sur Leconte est plus bête qu’hostile. J’ai fort ri de la comparaison que l’on fait avec les beaux morceaux de la chute d’un ange. Quelle politesse d’ours ! Quant aux Poèmes Indiens et à la pièce de Dies irae, pas un mot. Il y a aussi une bonne naïveté : pourquoi appeler le Sperchius, Sperkhios ? Cela me semble une vraie janoterie. Que devient-il, ce bon Leconte ? Est-il avancé dans son poème celtique ? Voit-il une occasion quelconque de publier ses Runoïas ? J’ai une extrême envie de les relire. Et la Servante, quand la verra-t-on ?

Je relis maintenant du Boileau, ou plutôt tout Boileau, et avec moult coups de crayon aux marges. Cela me semble vraiment fort. On ne se lasse point de ce qui est bien écrit. Le style c’est la vie ! c’est le sang même de la pensée ! Boileau était une petite rivière, étroite, peu profonde, mais admirablement limpide et bien encaissée. C’est pourquoi cette onde ne se tarit pas. Rien ne se perd de ce qu’il veut dire. Mais que d’Art il a fallu pour faire cela, et avec si peu ! Je m’en vais ainsi, d’ici deux ou trois ans, relire attentivement tous les classiques français et les annoter, travail qui me servira pour mes Préfaces (mon ouvrage de critique littéraire, tu sais). J’y veux prouver l’insuffisance des écoles, quelles qu’elles soient, et bien déclarer que nous n’avons pas la prétention, nous autres, d’en faire une et qu’il n’en faut pas faire. Nous sommes au contraire dans la tradition. Cela me semble, à moi, strictement exact. Cela me rassure et m’encourage. Ce que j’admire dans Boileau, c’est ce que j’admire dans Hugo, et où l’un a été bon, l’autre est excellent. Il n’y a qu’un beau. C’est le même partout, mais il a des aspects différents ; il est plus ou moins coloré par les reflets qui dominent. Voltaire et Chateaubriand, par exemple, ont été médiocres par les mêmes causes, etc. Je tâcherai de faire voir pourquoi la critique esthétique est restée si en retard de la critique historique et scientifique : on n’avait point de base. La connaissance qui leur manque à tous, c’est l’anatomie du style, savoir comment une phrase se membre et par où elle s’attache. On étudie sur des mannequins, sur des traductions, d’après des professeurs, des imbéciles incapables de tenir l’instrument de la science qu’ils enseignent, une plume, je veux dire, et la vie manque ! l’amour ! l’amour, ce qui ne se donne pas, le secret du bon Dieu, l’âme, sans quoi rien ne se comprend.

Quand j’aurai fini cela — ce sera un travail d’une grande année, pas plus (mais au moins je me serai vengé littérairement, comme dans le Dictionnaire des Idées reçues je me vengerai moralement) — quand j’aurai fini cela (après la Bovary et l’Anubis toutefois), j’entrerai sans doute dans une phase nouvelle et il me tarde d’y être. Moi qui écris si lentement, je me ronge de plans. Je veux faire deux ou trois longs bouquins épiques, des romans dans un milieu grandiose où l’action soit forcément féconde et les détails riches d’eux-mêmes, luxueux et tragiques tout à la fois, des livres à grandes murailles et peintes du haut en bas.

Il y avait dans la Revue de Paris (fragment de Michelet sur Danton) un jugement sur Robespierre qui m’a plu. Il le signale comme étant, de sa personne, un gouvernement ; et c’est pour cela que tous les gouvernementomanes républicains l’ont aimé. La médiocrité chérit la Règle ; moi je la hais. Je me sens contre elle et contre toute restriction, corporation, caste, hiérarchie, niveau, troupeau, une exécration qui m’emplit l’âme, et c’est par ce côté-là peut-être que je comprends le martyre.

Adieu, belle ex-démocrate. Mille baisers. À toi.

Ton G.

Jeudi soir. Je n’ai pas envoyé ma lettre ce matin, ne sachant où tu étais. Demain je te l’envoie quand même. Merci du petit portrait.