Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0418

Louis Conard (Volume 3p. 304-313).

418. À LOUISE COLET.
[Trouville] Dimanche, 11 heures
[et lundi, 21 et 22 août 1853].

J’expédierai demain un petit paquet contenant tes contes, et deux écrans chinois que j’ai trouvés ici dans une boutique. Je souhaite qu’ils te fassent plaisir, bonne chère Muse. Quant aux Contes, je n’ai pas touché à « Richesse oblige », comme je te l’ai dit dans ma dernière lettre. Cette œuvre me semble complètement à refaire, ou plutôt à laisser.

Tu t’es étrangement méprise sur ce que je disais relativement à Leconte. Pourquoi veux-tu que, dans toutes ces matières, je ne sois pas franc ? Je ne peux pourtant (et avec toi, surtout, au risque des déductions forcées et allusions lointaines que tu en tires) déguiser ma pensée. J’exprime en ces choses ce qui me semble, à moi, la Règle. Pourquoi veux-tu toujours t’y faire rentrer ? Quand je parle de femmes, tu te mets du nombre. Tu as tort ; cela me gêne. J’avais dit que Leconte me paraissait avoir besoin de l’élément gai dans sa vie. Je n’avais pas entendu qu’il lui fallait une grisette. Me prends-tu pour un partisan des amours légères, comme J.-P. de Béranger ? La chasteté absolue me semble, comme à toi, préférable (moralement) à la débauche. Mais la débauche pourtant (si elle n’était un mensonge) serait une chose belle et il est bon, sinon de la pratiquer, du moins de la rêver. Qu’on s’en lasse vite, d’accord ! Et les conditionnels que tu me poses à ce sujet ne peuvent même s’appliquer, car ces pauvres créatures, dont tu parles toujours avec un mépris un peu bourgeois, exhalent pour moi un tel parfum d’ennui que j’aurais beau me forcer maintenant : les sens s’y refusent. Mais tout le monde n’a pas passé par toi. (Ne t’inquiète pas de l’avenir, va ; tu resteras toujours la légitime.) Et je persiste à soutenir que si tu pouvais offrir à Leconte quelque chose de beau et de violent, charnellement parlant, cela lui ferait du bien. Il faudrait qu’un vent chaud dissipât les brumes de son cœur. Ne vois-tu pas que ce pauvre poète est fatigué de passions, de rêves, de misères. Il a eu un grand excès de cœur ; un petit amour lui ferait pitié ; les excessifs sont dangereux, un peu de farce ne nuirait pas. Je lui souhaite une maîtresse simple de cœur et bornée de tête, très bonne fille, très lascive, très belle, qui l’aime peu et qu’il aime peu. Il a besoin de prendre la vie par les moyens termes, afin que son idéal reste haut. Quand Goethe épousa sa servante, il venait de passer par Werther, et c’était un maître homme et qui raisonnait tout.

Oui, je soutiens (et ceci, pour moi, doit être un dogme pratique dans la vie d’artiste) qu’il faut faire dans son existence deux parts : vivre en bourgeois et penser en demi-dieu. Les satisfactions du corps et de la tête n’ont rien de commun. S’ils (sic) se rencontrent mêlés, prenez-les et gardez-les. Mais ne les cherchez pas réunis, car ce serait factice. Et cette idée de bonheur, du reste, est la cause presque exclusive de toutes les infortunes humaines. Réservons la moelle de notre cœur pour la doser en tartines, le jus intime des passions pour le mettre en bouteilles. Faisons de tout notre nous-même un résidu sublime pour nourrir les postérités ! Sait-on ce qui se perd chaque jour par les écoulements du sentiment ?

On s’étonne des mystiques, mais le secret est là. Leur amour, à la manière des torrents, n’avait qu’un seul lit, étroit, profond, en pente, et c’est pour cela qu’il emportait tout.

Si vous voulez à la fois chercher le Bonheur et le Beau, vous n’atteindrez ni à l’un ni à l’autre, car le second n’arrive que par le sacrifice. L’Art, comme le Dieu des juifs, se repaît d’holocaustes. Allons ! déchire-toi, flagelle-toi, roule-toi dans la cendre, avilis la matière, crache sur ton corps, arrache ton cœur ! Tu seras seul, tes pieds saigneront, un dégoût infernal accompagnera tout ton voyage, rien de ce qui fait la joie des autres ne causera la tienne, ce qui est piqûre pour eux sera déchirure pour toi, et tu rouleras, perdu dans l’ouragan, avec cette petite lueur à l’horizon. Mais elle grandira, elle grandira comme un soleil, les rayons d’or t’en couvriront la figure, ils passeront en toi, tu seras éclairée du dedans, tu te sentiras légère et tout esprit, et après chaque saignée la chair pèsera moins. Ne cherchons donc que la tranquillité ; ne demandons à la vie qu’un fauteuil et non des trônes, que de la satisfaction et non de l’ivresse. La Passion s’arrange mal de cette longue patience que demande le métier. L’Art est assez vaste pour occuper tout un homme. En distraire quelque chose est presque un crime, c’est un vol fait à l’idée, un manque au devoir. Mais on est faible, la chair est molle et le cœur, comme un rameau chargé de pluie, tremble aux secousses du sol. On a des besoins d’air comme un prisonnier, des défaillances infinies vous saisissent, on se sent mourir. La sagesse consiste à jeter par-dessus le bord la plus petite partie possible de la cargaison, pour que le vaisseau flotte à l’aise.

Toi, je t’aime comme je n’ai jamais aimé et comme je n’aimerai pas. Tu es et resteras seule, et sans comparaison avec nulle autre. C’est quelque chose de mélangé et de profond, quelque chose qui me tient par tous les bouts, qui flatte tous mes appétits et caresse toutes mes vanités. Ta réalité y disparaît presque. Pourquoi est-ce que, quand je pense à toi, je te vois souvent avec d’autres costumes que les tiens ? L’idée que tu es ma maîtresse me vient rarement ou, du moins, tu ne te formules pas devant moi par cela. Je contemple (comme si je la voyais) ta figure toute éclairée de joie quand je lis tes vers en t’admirant, alors qu’elle prend une expression radieuse d’idéal, d’orgueil et d’attendrissement. Si je pense à toi, au lit, c’est étendue, un bras replié, toute nue, une boucle plus haute que l’autre et regardant le plafond. Il me semble que tu peux vieillir, enlaidir même et que rien ne te changera. Il y a un pacte entre nous deux, et indépendant de nous. N’ai-je pas fait tout pour te quitter ? N’as-tu pas fait tout pour en aimer d’autres ? Nous sommes revenus l’un à l’autre parce que nous étions faits l’un pour l’autre. Je t’aime avec tout ce qui me reste de cœur, avec les lambeaux que j’en ai gardés. Je voudrais seulement t’aimer davantage afin de te rendre plus heureuse, puisque je te fais souffrir, moi qui voudrais te voir en l’accomplissement de tous tes désirs.

Tu as accusé ces jours-ci les fantômes de Trouville[1] ; mais je t’ai beaucoup écrit depuis que je suis à Trouville, et le plus long retard dont j’ai été coupable a été de six jours (ordinairement je ne t’écris que toutes les semaines). Tu ne t’es donc pas aperçue qu’ici justement j’avais recours à toi, au milieu de la solitude intime qui m’environne ? Tous mes souvenirs de ma jeunesse crient sous mes pas, comme les coquilles de la plage. Chaque lame de la mer que je regarde tomber éveille en moi des retentissements lointains. J’entends gronder les jours passés et se presser comme des flots toute l’interminable série des passions disparues. Je me rappelle les spasmes que j’avais, des tristesses, des convoitises qui sifflaient par rafales, comme le vent dans les cordages, et de larges envies vagues tourbillonnant dans du noir, comme un troupeau de mouettes sauvages dans une nuée orageuse. Et sur qui veux-tu que je me repose si ce n’est sur toi ? Ma pensée, fatiguée de toute cette poussière, se couche ainsi sur ton souvenir, plus mollement que sur un banc de gazon. L’autre jour, en plein soleil et tout seul, j’ai ait six lieues à pied au bord de la mer. Cela m’a demandé tout l’après-midi. Je suis revenu ivre, tant j’avais humé d’odeurs et pris de grand air. J’ai arraché des varechs et ramassé des coquilles, et je me suis couché à plat dos sur le sable et sur l’herbe. J’ai croisé les mains sur mes yeux et j’ai regardé les nuages. Je me suis ennuyé, j’ai fumé, j’ai regardé les coquelicots, je me suis endormi cinq minutes sur la dune. Une petite pluie qui tombait m’a réveillé. Quelquefois j’entendais un chant d’oiseau coupant par intermittence le bruit de la mer. Quelquefois un ruisselet, filtrant à travers la falaise, mêlait son clapotement doux au grand battement des flots. Je suis rentré comme le soleil couchant dorait les vitres du village. Il était marée basse. Le marteau des charpentiers résonnait sur la carcasse des barques à sec. On sentait le goudron avec l’odeur des huîtres.

Observation de morale et d’esthétique. Un brave homme d’ici, qui a été maire pendant quarante ans, me disait que, pendant cet espace de temps, il n’avait vu que deux condamnations pour vol, sur la population qui est de plus de trois mille habitants. Cela me semble lumineux. Les matelots sont-ils d’une autre pâte que les ouvriers ? Quelle est la raison de cela ? Je crois qu’il faut l’attribuer au contact du grand. Un homme qui a toujours sous les yeux autant d’étendue que l’œil humain en peut parcourir doit retirer de cette fréquentation une sérénité dédaigneuse (voir le gaspillage des marins de tout grade, insouci de la vie et de l’argent). Je crois que c’est dans ce sens-là qu’il faut chercher la moralité de l’Art. Comme la nature, il sera donc moralisant par son élévation virtuelle et utile par le sublime. La vue d’un champ de blé est quelque chose qui réjouit plus le philanthrope que celle de l’Océan, car il est convenu que l’Agriculture pousse aux bonnes mœurs. Mais quel piètre homme qu’un charretier près d’un matelot ! L’idéal est comme le Soleil ; il pompe à lui toutes les crasses de la Terre.

On n’est quelque chose qu’en vertu seulement de l’élément où l’on respire. Tu me sais gré des conseils que je t’ai donnés depuis deux ans, parce que tu as fait depuis deux ans de grands progrès. Mais mes conseils ne valent pas quatre sous. Tu as acquis seulement la Religion et, comme tu gravites là dedans, tu es montée. Je crois que si l’on regardait toujours les cieux, on finirait par avoir des ailes.

À propos d’ailes, que de dindons sont ici-bas ! dindons qui passent pour des aigles et qui font la roue comme des paons.

J’ai renoué connaissance (en le rencontrant sur le quai) avec M. Cordier, gentleman de ces contrées, ancien sous-préfet de Pont-l’évêque sous Louis-Philippe, ancien député réac, ex-membre de la parlotte d’Orsay, ex-auditeur au Conseil d’état, jeune homme tout à fait bien, docteur en droit, belle fortune (fils d’un ancien marchand de bœufs), fréquentant à Paris la haute société, ami de M. Guizot et jouant, dit-on, fort joliment du violon. Je l’avais connu autrefois ici, et à Paris chez Toirac (tu peux juger l’esprit).

Lundi.

Il s’est fait bâtir un chalet charmant et qui fait rumeur dans le pays. L’extérieur est vraiment d’un homme de goût ; mais c’est tellement cossu à l’intérieur que c’en est atroce. Il a imaginé de décorer son salon de marines peintes à fresque (des marines en vue de la mer !). Tout est peinturluré, doré, candélabré. C’est pompeux et mastoc. La grosse patte du bouvier fait craquer le gant blanc du monsieur bien. Il vit là, enrageant de n’être pas préfet, s’embêtant fort, prétendant qu’il s’amuse, et aspirant à l’héritière comme le nez du père Aubry à la tombe. Et des mots : « J’ai renoncé aux vanités, je méprise le monde, je ne m’occupe plus que d’art. » S’occuper d’art, c’est avoir des vitraux de couleur dans son escalier, avec des meubles en chêne façon Louis XIII ! Dans sa chambre à coucher j’ai vu des volumes de Fourier : « Il est bon (disait-il) de lire tout. Il faut tout admettre, ne fût-ce que pour réfuter ces garçons-là ! Aussi vous avez pu voir à la Chambre comme je m’en acquittais ! » À la chambre il s’est beaucoup occupé de la question de la viande et a fait même, à ses propres frais et en compagnie d’autres fortes têtes (ou fortes gueules), un voyage en Allemagne afin d’étudier le bœuf. Quand il a été habillé (il allait dîner en ville), nous sommes sortis ensemble. Comme je demandais du feu pour allumer un cigare, il m’a fait entrer dans la cuisine. « J’ai soif, va me chercher un verre de cidre », a-t-il commandé à une façon de petit vacher qui était là. L’enfant est monté dans la belle salle à manger et en a rapporté deux verres et une carafe de cristal : « Sacré nom de Dieu, foutu imbécile, je t’ai dit dans un verre de cuisine. » Il était exaspéré ! et me montrant lui-même les deux verres (qui valaient bien de trois à quatre francs pièce) : « Ce serait fâcheux de les casser ; voyez le filet ! J’ai commandé des verres artistiques. Je tiens à ce que tout, chez moi, ait un cachet particulier. »

Il devait aller, après son dîner, faire des visites, danser au salon des Bains, jouer le whist chez Mme Pasquier, et pendant dix minutes il n’avait cessé de me parler de la solitude !

Voilà la race commune des gens qui sont à la tête de la société. Dans quel gâchis nous pataugeons ! Quel niveau ! Quelle anarchie ! La médiocrité se couvre d’intelligence. Il y a des recettes pour tout, des mobiliers voulus et qui disent : « Mon maître aime les arts. Ici on a l’âme sensible. Vous êtes chez un homme grave ! » Et quels discours ! quel langage ! quel commun ! Où aller vivre, miséricorde ! Saint Polycarpe avait coutume de répéter, en se bouchant les oreilles et s’enfuyant du lieu où il était : « Dans quel siècle, mon Dieu ! m’avez-vous fait naître ! » Je deviens comme saint Polycarpe.

La bêtise de tout ce qui m’entoure s’ajoute à la tristesse de ce que je rêve. Peu de gaieté en somme. J’ai besoin d’être rentré chez moi et de reprendre la Bovary furieusement. Je n’y peux songer ; tout travail ici m’est impossible.

Je relis beaucoup de Rabelais ; je fume considérablement. Quel homme que ce Rabelais ! Chaque jour on y découvre du neuf. Prends donc, toi, pauvre Muse, l’habitude de lire tous les jours un classique. Tu ne lis pas assez. Si je te prêche cela sans cesse, chère amie, c’est que je crois cette hygiène salutaire.

Je suis dans ce moment fort empêché par un rhumatisme dans le cou, que j’avais hier un peu, mais qui aujourd’hui, m’est revenu plus fort. Ce sont les pluies de la Grèce qui me remontent. J’en ai tant eu pendant trois semaines ! Je viens néanmoins de clouer ta petite boîte. Je l’expédierai demain et fermerai cette lettre en même temps. Je pense que tu recevras la boîte jeudi au plus tard ; n’est-ce pas le jour de ta fête ? Je n’en sais rien, n’ayant point de calendrier.

Nous nous en allons d’ici de mercredi prochain (après-demain) en huit. Nous irons un jour à Pont-l’évêque, un au Havre et nous serons rentrés à Croisset samedi, qui doit être le 3. Envoie-moi l’adresse exacte de ce bon Babinet, pour que je le cadotte de son caneton dès que je serai rentré. Comme il rehausse dans mon estime, depuis que je sais que son désordre vient de ses désordres ! C’est un tempérament herculéen ! une riche nature, un sage (sapiens, le sage, de sapere, goûter, le sage est l’homme qui goûte), et Babinet goûte ce qui est beau et bon.

Allons, adieu, pauvre chère Muse, pioche bien ta Servante. Mille tendres baisers sur les yeux, à toi tout.

Ton G.

  1. Voir Œuvres de Jeunesse inédites, I, p. 504.