Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0419

Louis Conard (Volume 3p. 313-315).

419. À LOUISE COLET.
Mardi matin, 10 heures, 23 août 1853.

Ton étonnement relativement à Rich[esse] obl[ige] m’étonne tellement moi-même que j’en ai presque des remords. Me suis-je trompé ? Je déclouerais la boîte, si tout cela ne devait amener du retard dans mon envoi. Relis-le donc et, si tu crois que ça puisse aller, donne-le. Moi, ça m’a semblé ennuyeux ; mais ce n’est pas une raison. Ce qui m’a choqué, c’est le mélange de tant de surnaturel avec tant d’ordinaire.

Comme détail je n’ai rien remarqué de bon ni de mauvais. Ainsi tu peux livrer la chose telle qu’elle est. Il n’y a point de disparate, mais c’est le ton général que je n’aime pas, la pâte même du style.

La première page m’avait beaucoup plu : cette neige qui tombe et jusqu’à l’évanouissement de la jeune fille, qui parle d’ailleurs un étrange langage. Le cimetière d’Allemagne aussi avait du bon ; mais à partir de la vision, quel macaroni !

Tu as bien tort de causer littérature avec des gens qui ne parlent pas notre langue. Il faut avec ces poissons d’eau douce leur fermer l’océan, c’est-à-dire notre cœur, et rester avec eux dans les ruisseaux communs. Si, à l’avenir (ceci doit être un serment que tu te feras), l’occasion s’en présente, comme pour Béranger, par exemple, c’est d’exprimer son opinion de la manière la plus crâne. S’ils persistent, on fait une leçon de dix minutes, livre en main, et calme ; puis on n’y revient plus. Tu sais que je suis toujours à ton service pour une engueulade solennelle, et je te serai même très reconnaissant de m’en fournir le moyen. Jamais de la vie on ne leur a dit le quart des vérités qui m’étouffent.

Rends donc l’Acropole, sans rien dire, et puis nous verrons. « Vous verrez ! vous verrez ! » comme dit Purgon.

Les bateaux pour le Havre partent de Rouen dans le mois d’octobre tous les jours impairs, 1er , 3, 5, 7, etc., jusqu’au 15. J’enverrai l’indication des heures à M. B… lui-même, avec prière de m’avertir de son arrivée. Il me ferait le plus grand plaisir de descendre chez moi. Je l’ai déjà invité et je compte qu’il acceptera.

Allons, adieu chère Louise, chère Muse ; mille baisers pour ta fête et des meilleurs. À toi, sur tout ton toi et tout en toi.

Ton G.

Le mauvais vouloir contre Leconte à la Revue, superbe ! Quels misérables ! Oderunt poetas. Le mot d’Horace est toujours vrai. Bouilhet m’écrit que ses vers n’y sont pas. Évidemment nos actions sont en baisse. Tant mieux ! La bienveillance de semblables canailles, n’est-ce pas un outrage ?