Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0417

Louis Conard (Volume 3p. 302-304).

417. À LOUISE COLET.
Samedi, 10 heures du matin, 20 août 1853.

Il faut rendre de suite à Villemain le manuscrit corrigé, le primitif ne devant plus exister. Voilà trop longtemps même que tu le gardes. Villemain peut avoir quelques soupçons. Notre probité doit être comme la femme de César. Rends donc le manuscrit corrigé. Puis il faut que cet hiver, toi, Bouilhet et Delisle fassiez une Acropole. Celle-là, on s’arrangera pour avoir le prix. Si tu l’as, il faudra publier en brochure les deux Acropoles et avec une préface que je te ferai. Elle serait de remerciements envers l’Académie. Si non, tu publieras en brochure la première, le jour du prix. Dans ce cas-là, si un autre avait le prix, je parie ma tête d’avance que son poème ne vaudrait pas le tien et tu aurais donc encore le dessus en publiant, et la seconde serait regardée comme non avenue. Suis mon avis ; il est bon. En tout cas il faut rendre le manuscrit corrigé, afin que les vers bons restent à l’Académie et que tu puisses toujours, par la suite, t’en prévaloir. Comprends-tu ?

Tu m’écris à ce sujet de grandes vérités. N’importe, continuons tête baissée. Fais ce que dois, advienne que pourra ! Qu’il me tarde de lire la Servante ! Quand penses-tu que je l’aie ?

J’ai corrigé tous tes contes. Il n’y en a qu’un auquel je n’ai pas touché, et qui ne me semble pas retouchable, c’est Richesse oblige. Franchement, il est détestable de fond et de forme, et le pis c’est qu’il est très ennuyeux. Mille choses y blessent la délicatesse. Je crois que le meilleur avis est de l’enterrer.

Tu as publié dans Folles et Saintes deux choses très amusantes : 1o  l’histoire de ton avocat Démosthène ; 2o  la provinciale à Paris. Tâche d’en tirer parti, plutôt que de donner une œuvre compromettante, et je juge cette nouvelle comme telle. Les autres, au moins, ne sont pas atroces d’intention. Mais cette vision angélique, amenant à des visites dans la rue Saint-Denis !…

Il y a, du reste, une supériorité inouïe des vers sur la prose. Garde le vers, polis-le, perfectionne-le. Bouilhet m’a envoyé le commencement de son Mastodonte[1]. C’est bien beau.

Il est matin, je suis à peine éveillé, je dors encore. Je voulais t’écrire une bonne lettre d’encouragement, mais, franchement, les mots me manquent. Mon cœur seul a les yeux ouverts, le cerveau pas encore.

Je t’enverrai demain ou après-demain le paquet. Adieu, toutes sortes de tendresses, pauvre chère Muse. Ne vas-tu pas bientôt à la campagne avec Henriette ? Je t’embrasse ; encore à toi.

Ton G.

  1. Voir Les Fossiles.