Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0408

Louis Conard (Volume 3p. 277-279).

408. À VICTOR HUGO.
Croisset, 15 juillet [1853].

Comment vous remercierai-je, Monsieur, de votre magnifique présent ? Et qu’ai-je à dire ? si ce n’est le mot de Talleyrand à Louis-Philippe qui venait le visiter dans son agonie : « C’est le plus grand honneur qu’ait reçu ma maison ! » Mais ici se termine le parallèle, pour toutes sortes de raisons.

Donc, je ne vous cacherai pas, Monsieur, que vous avez fortement

Chatouillé de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse


comme eût écrit ce bon Racine ! Honnête poète ! et quelle quantité de monstres il trouverait maintenant à peindre, autres et pires cent fois que son dragon-taureau !

L’exil, du moins, vous en épargne la vue. Ah ! si vous saviez dans quelles immondices nous nous enfonçons ! Les infamies particulières découlent de la turpitude politique et l’on ne peut faire un pas sans marcher sur quelque chose de sale. L’atmosphère est lourde de vapeurs nauséabondes. De l’air ! de l’air ! Aussi j’ouvre la fenêtre et je me tourne vers vous. J’écoute passer les grands coups d’ailes de votre Muse et j’aspire, comme le parfum des bois, ce qui s’exhale des profondeurs de votre style.

Et d’ailleurs, Monsieur, vous avez été dans ma vie une obsession charmante, un long amour ; il ne faiblit pas. Je vous ai lu durant des veillées sinistres et, au bord de la mer, sur des plages douces, en plein soleil d’été. Je vous ai emporté en Palestine, et c’est vous encore qui me consoliez, il y a dix ans, quand je mourais d’ennui dans le Quartier Latin. Votre poésie est entrée dans ma constitution comme le lait de ma nourrice. Tel de vos vers reste à jamais dans mon souvenir, avec toute l’importance d’une aventure.

Je m’arrête. Si quelque chose est sincère pourtant, c’est cela. Désormais donc, je ne vous importunerai plus de ma personne et vous pourrez user du correspondant sans craindre la correspondance.

Cependant, puisque vous me tendez votre main par-dessus l’Océan, je la saisis et je la serre. Je la serre avec orgueil, cette main qui a écrit Notre-Dame et Napoléon le Petit, cette main qui a taillé des colosses et ciselé pour les traîtres des coupes amères, qui a cueilli dans les hauteurs intellectuelles les plus splendides délectations et qui, maintenant, comme celle de l’Hercule biblique, reste seule levée parmi les doubles ruines de l’Art et de la Liberté !

À vous donc, Monsieur, et avec mille remerciements encore une fois.

Ex imo.