Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0407

Louis Conard (Volume 3p. 273-277).

407. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mardi, 1 heure [12 juillet 1853].

Toujours sauvage ! toujours féroce ! toujours indomptable et passionnée ! Quelle étrange Muse tu fais, et comme tu es injuste dans tes mouvements ! Je mets cela sur le compte du lyrisme. Mais je t’assure que ça a un côté bien étroit et même heurtant quelquefois, chère bonne Louise. Parce que cet imbécile d’Azvédo m’a embêté deux jours, tu m’envoies une espèce de diatribe vague contre lui, contre moi, contre tout. Mais je t’assure que je suis bien innocent de tout cela. Et d’abord je ne l’ai pas du tout invité. C’est lui, de son chef, qui est revenu le second jour. À moins de le prendre par les épaules, il n’était pas possible de le mettre à la porte. Il est revenu avec Bouilhet, et celui-ci n’a pas mieux demandé que de venir pour avoir un soulagement. Quant à lui, Bouilhet, après ce qu’Azvédo avait fait (ou disait avoir fait) pour la publication de Melaenis, il ne pouvait non plus l’envoyer promener brutalement. Enfin, le soir même j’exhale mon embêtement en dix lignes pour n’en plus parler, n’y plus penser ; puis je te parlais d’autre chose, d’un tas de choses meilleures et plus hautes (dont tu ne dis pas même un mot). Et toi, tu m’envoies pour réponse une espèce de fulmination en quatre pages, comme si j’adorais ce monsieur, que je le choyasse, etc., et t’abandonnasse pour lui ! Tu conviendras que c’est drôle, bonne Muse, et voilà deux fois que ça se renouvelle ! Que tu es enfant !

Je crois que ce que nous avons de mieux à faire, c’est de clore ce chapitre irrévocablement, et à l’avenir de n’en parler ni l’un ni l’autre ; je le souhaite du moins. Du reste, sois tranquille, je suis peu disposé à poursuivre cette connaissance ; je la laisserai tomber dans l’eau. Mais quant à faire des grossièretés gratuites à ce malheureux homme, uniquement parce qu’il est laid et qu’il manque de bonnes façons, non, ce serait d’une goujaterie imbécile. Seulement, on peut faire des retraites honorables, et c’est ce que je ferai. Cela dit, concluons la paix par un baiser, et songeons plutôt que dans quinze jours nous serons ensemble. J’attends demain matin une lettre de toi. J’ai hésité à remettre la mienne à demain soir pour y répondre, car, remarques-tu, chère Muse, que nous ne nous répondons guère ? Mais j’ai pensé qu’il y avait longtemps que je ne t’avais écrit, et que tu ne serais pas fâchée d’avoir la mienne un jour plus tôt. Je te juge d’après moi : cela me fait de bons réveils quand je reçois tes lettres.

Tu auras appris par les journaux, sans doute, la soignée grêle qui est tombée sur Rouen et alentours samedi dernier. Désastre général, récoltes manquées, tous les carreaux des bourgeois cassés ; il y en a ici pour une centaine de francs au moins, et les vitriers de Rouen ont de suite profité de l’occasion (on se les arrache, les vitriers) pour hausser leur marchandise de 30 p 100. Ô humanité ! C’était très drôle comme ça tombait, et ce qu’il y a eu de lamentations et de gueulades était fort aussi. Ç’a été une symphonie de jérémiades, pendant deux jours, à rendre sec comme un caillou le cœur le plus sensible ! On a cru à Rouen à la fin du monde (textuel). Il y a eu des scènes d’un grotesque démesuré, et l’autorité mêlée là dedans ! M. le préfet, etc.

Je suis peu sensible à ces infortunes collectives. Personne ne plaint mes misères, que celles des autres s’arrangent ! Je rends à l’humanité ce qu’elle me donne, indifférence. Va te faire foutre, troupeau ; je ne suis pas de la bergerie ! Que chacun d’ailleurs se contente d’être honnête, j’entends de faire son devoir et de ne pas empiéter sur le prochain, et alors toutes les utopies vertueuses se trouveront vite dépassées. L’idéal d’une société serait celle en effet où tout individu fonctionnerait dans sa mesure. Or je fonctionne dans la mienne ; je suis quitte. Quant à toutes ces belles blagues de dévouement, sacrifice, abnégation, fraternité et autres, abstractions stériles et dont la généralité humaine ne peut tirer parti, je les laisse aux charlatans, aux phraseurs, aux farceurs, aux gens à idées comme le sieur Pelletan.

Ce n’est pas sans un certain plaisir que j’ai contemplé mes espaliers détruits, toutes mes fleurs hachées en morceaux, le potager sens dessus dessous. En contemplant tous ces petits arrangements factices de l’homme que cinq minutes de la nature ont suffi pour bousculer, j’admirais le vrai ordre se rétablissant dans le faux ordre. Ces choses tourmentées par nous, arbres taillés, fleurs qui poussent où elles ne veulent [pas], légumes d’autres pays, ont eu dans cette rebuffade atmosphérique une sorte de revanche. Il y a là un caractère de grande farce qui nous enfonce. Y a-t-il rien de plus bête que des cloches à melon ? Aussi ces pauvres cloches à melon en ont vu de belles ! Ah ! ah ! cette nature sur le dos de laquelle on monte et qu’on exploite si impitoyablement, qu’on enlaidit avec tant d’aplomb, que l’on méprise par de si beaux discours, à quelles fantaisies peu utilitaires elle s’abandonne quand la tentation lui en prend ! Cela est bon. On croit un peu trop généralement que le soleil n’a d’autre but ici-bas que de faire pousser les choux. Il faut replacer de temps à autres le bon Dieu sur son piédestal. Aussi se charge-t-il de nous le rappeler en nous envoyant par-ci par-là quelque peste, choléra, bouleversement inattendu et autres manifestations de la Règle, à savoir le Mal — contingent qui n’est peut-être pas le Bien — nécessaire, mais qui est l’être enfin : chose que les hommes voués au néant comprennent peu.

Toute ma semaine passée a été mauvaise (ça va mieux). Je me suis tordu dans un ennui et un dégoût de moi corsé ; cela m’arrive régulièrement quand j’ai fini quelque chose et qu’il faut continuer. La vulgarité de mon sujet me donne parfois des nausées, et la difficulté de bien écrire tant de choses si communes encore en perspective m’épouvante. Je suis maintenant achoppé à une scène des plus simples : une saignée et un évanouissement[1]. Cela est fort difficile ; et ce qu’il y a de désolant, c’est de penser que, même réussi dans la perfection, cela ne peut être que passable et ne sera jamais beau, à cause du fond même. Je fais un ouvrage de clown ; mais qu’est-ce qu’un tour de force prouve, après tout ? N’importe : « Aide-toi, le ciel t’aidera ». Pourtant la charrette quelquefois est bien lourde à désembourber.

Adieu, chère bonne Muse. Mille tendres baisers partout. À bientôt les vrais.

Ton G.

  1. Voir Madame Bovary, p. 178.