Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0406

Louis Conard (Volume 3p. 266-273).

406. À LOUISE COLET.
[Croisset, 7-8 juillet 1853] Nuit de jeudi, 1 heure.

Hier 6 et aujourd’hui 7 juillet 1853 seront célèbres comme embêtement dans les fastes de mon existence. Deux jours d’Azvédo[1] ! Deux après-midi ! Deux dîners ! Quel crocodile ! ou plutôt quel lézard ! Et ce qu’il y a de bon, c’est que ce cher garçon m’adore. Il m’a embrassé ce soir en partant ! Hier à onze heures il arrive, et je l’ai fait partir à sept heures par le bateau. Ne sachant à quoi employer le temps, je lui ai proposé une promenade dans le bois. Il faisait un temps splendide, la vue de la forêt me calmait la sienne, et en somme je ne me suis pas trop ennuyé. Mais c’est quand on est en tête à tête et qu’on le regarde ! Aujourd’hui à 4 heures il est revenu avec Bouilhet qu’il ne quitte pas et qui en est malade. Quelle chose étrange ! Car au fond ce pauvre garçon n’est pas sot. Il a même quelquefois de l’esprit, à travers ses grosses blagues, et il possède une qualité fort rare, à savoir l’enthousiasme (qualité qui tient du reste plus au sang, à sa race espagnole, qu’à son esprit en soi-même). Mais il est si commun, si répulsif, nerveusement parlant, que, vous eût-il rendu tous les services du monde, on ne peut l’aimer. En quoi gît donc l’agrément ? Qu’est-ce que c’est que cette buée mauvaise et subtile qui s’exhale d’un individu et fait qu’il vous déplaît, alors même qu’il ne vous déplaît pas ? Quelle est la raison de ça ? Je me creuse à la chercher. Et puis quel costume ! quels habits ! un noir râpé partout, des souliers-bottes, des bas gris, une chemise de couleur disparaissant sous les dessins compliqués, un collier de barbe ! Oh ! c’est fort, le collier ! Le collier est tout un monde ; rappelle-toi ce grand mot que je trouve à l’instant même ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! N’avons-nous pas assez de crasses morales sans les crasses physiques ? Comme ça fait aimer la beauté, ces êtres-là ! Ah ! oui, c’est beau une belle figure, une belle étoffe, un beau marbre ; c’est beau l’éclat de l’or et les moires du satin, un rameau vert qui se balance au vent, un gros bœuf ruminant dans l’herbe, un oiseau qui vole… Il n’y a que l’homme de laid. Comme tout cela est triste ! Ça m’en tourne sur la cervelle. Et dire que, si j’étais aveugle, je l’aimerais peut-être beaucoup ! Je crois que ces répulsions sont des avertissements de la Providence. C’est un instinct conservateur qui nous avertit de se mettre en garde, et je me tue à chercher en quoi Azvédo pourra me nuire.

À propos de gens désagréables, pourquoi t’acharnes-tu, chère Muse, à me cadotter des billets de Mme Didier ? Je t’assure qu’ils ne me divertissent pas du tout. Je sais tout cela par cœur (quelle médiocre individue !). C’est comme les feuilletons de l’ami Théo ; est-ce plat !

Aujourd’hui il a fait une journée indienne, un temps lourd, et mon hôte ajoutait 25 degrés à l’atmosphère. Mais l’Art est une si bonne chose, cela vous remet si bien d’aplomb, le travail, que ce soir je suis tout rasséné (sic), calmé, purgé. Je ne sais si Bouilhet t’a écrit. Il a dû te dire qu’il était content de ce que je lui avais lu ; et moi aussi, franchement. Comme difficulté vaincue, ça me paraît fort ; mais c’est tout. Le sujet par lui-même (jusqu’à présent du moins) exclut ces grands éclats de style qui me ravissent chez les autres, et auxquels je me crois propre. Le bon de la Bovary, c’est que ça aura été une rude gymnastique. J’aurai fait du réel écrit, ce qui est rare. Mais je prendrai ma revanche. Que je trouve un sujet dans ma voix, et j’irai loin. Qu’est-ce donc que les contes d’enfant[2] dont tu parles ? Est-ce que tu vas écrire des contes de fées ? Voilà encore une de mes ambitions ! écrire un conte de fées.

Je suis fâché que la Salpêtrière ne soit pas plus raide en couleur. Les philanthropes échignent tout. Quelles canailles ! Les bagnes, les prisons et les hôpitaux, tout cela est bête maintenant comme un séminaire. La première fois que j’ai vu des fous, c’était ici, à l’hospice général, avec ce pauvre père Parain. Dans les cellules, assises et attachées par le milieu du corps, nues jusqu’à la ceinture et tout échevelées, une douzaine de femmes hurlaient et se déchiraient la figure avec leurs ongles. J’avais peut-être à cette époque six à sept ans. Ce sont de bonnes impressions à avoir jeune ; elles virilisent. Quels étranges souvenirs j’ai en ce genre ! L’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin. Que de fois, avec ma sœur, n’avons-nous pas grimpé au treillage et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! Le soleil donnait dessus ; les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient ! Comme j’ai pensé à tout cela, en la veillant pendant deux nuits, cette pauvre et chère belle fille ! Je vois encore mon père levant la tête de dessus sa dissection et nous disant de nous en aller. Autre cadavre aussi, lui.

Je n’approuve pas Delisle de n’avoir pas voulu entrer et ne m’en étonne [pas]. L’homme qui n’a jamais été au bordel doit avoir peur de l’hôpital. Ce sont poésies de même ordre. L’élément romantique lui manque, à ce bon Delisle. Il doit goûter médiocrement Shakespeare. Il ne voit pas la densité morale qu’il y a dans certaines laideurs. Aussi la vie lui défaille et même, quoiqu’il ait de la couleur, le relief. Le relief vient d’une vue profonde, d’une pénétration, de l’objectif ; car il faut que la réalité extérieure entre en nous, à nous en faire presque crier, pour la bien reproduire. Quand on a son modèle net, devant les yeux, on écrit toujours bien, et où donc le vrai est-il plus clairement visible que dans ces belles expositions de la misère humaine ? Elles ont quelque chose de si cru que cela donne à l’esprit des appétits de cannibale. Il se précipite dessus pour les dévorer, se les assimiler. Avec quelles rêveries je suis resté souvent dans un lit de […], regardant les éraillures de sa couche !

Comme j’ai bâti des drames féroces à la Morgue, où j’avais la rage d’aller autrefois, etc. ! Je crois du reste qu’à cet endroit j’ai une faculté de perception particulière ; en fait de malsain, je m’y connais. Tu sais quelle influence j’ai sur les fous et les singulières aventures qui me sont arrivées. Je serais curieux de voir si j’ai gardé ma puissance.

Ah ! tu ne deviendras pas folle ! Il avait raison ! Tu as la tête d’aplomb, toi, et je crois que lui, ce pauvre garçon, il a plus de dispositions que nous. La folie et la luxure sont deux choses que j’ai tellement sondées, où j’ai si bien navigué par ma volonté, que je ne serai jamais (je l’espère) ni un aliéné ni un de Sade. Mais il m’en a cuit, par exemple. Ma maladie de nerfs a été l’écume de ces petites facéties intellectuelles. Chaque attaque était comme une sorte d’hémorragie de l’innervation. C’était des pertes séminales de la faculté pittoresque du cerveau, cent mille images sautant à la fois, en feux d’artifices. Il y avait un arrachement de l’âme d’avec le corps, atroce (j’ai la conviction d’être mort plusieurs fois). Mais ce qui constitue la personnalité, l’être-raison, allait jusqu’au bout ; sans cela la souffrance eût été nulle, car j’aurais été purement passif et j’avais toujours conscience, même quand je ne pouvais plus parler. Alors l’âme était repliée tout entière sur elle-même, comme un hérisson qui se ferait mal avec ses propres pointes.

Personne n’a étudié tout cela et les médecins sont des imbéciles d’une espèce, comme les philosophes le sont d’une autre. Les matérialistes et les spiritualistes empêchent également de connaître la matière et l’esprit, parce qu’ils scindent l’un de l’autre. Les uns font de l’homme un ange et les autres un porc. Mais avant d’en arriver à ces sciences-là (qui seront des sciences), avant d’étudier bien l’homme, n’y a-t-il pas à étudier ses produits, à connaître les effets pour remonter à la cause ? Qui est-ce qui a, jusqu’à présent, fait de l’histoire en naturaliste ? A-t-on classé les instincts de l’humanité et vu comment, sous telle latitude, ils se sont développés et doivent se développer ? Qui est-ce qui a établi scientifiquement comment, pour tel besoin de l’esprit, telle forme doit apparaître, et suivi cette forme partout, dans les divers règnes humains ? Qui est-ce qui a généralisé les religions ? Geoffroy Saint-Hilaire a dit : le crâne est une vertèbre aplatie. Qui est-ce qui a prouvé, par exemple, que la religion est une philosophie devenue art, et que la cervelle qui bat dedans, à savoir la superstition, le sentiment religieux en soi, est de même matière partout, malgré ses différences extérieures, correspond aux mêmes besoins, répond aux mêmes fibres, meurt par les mêmes accidents, etc. ? Si bien qu’un Cuvier de la Pensée n’aurait qu’à retrouver plus tard un vers ou une paire de bottes pour reconstituer toute une société et que, les lois en étant données, on pourrait prédire à jour fixe, à heure fixe, comme on fait pour les planètes, le retour des mêmes apparitions. Et l’on dirait : nous aurons dans cent ans un Shakespeare, dans vingt-cinq ans telle architecture. Pourquoi les peuples qui n’ont pas de soleil ont-ils des littératures mal faites ? Pourquoi y a-t-il, et y a-t-il toujours eu, des harems en Orient, etc. ?

On a beaucoup battu la campagne sur tout cela, on a été plus ou moins ingénieux ; mais la base a toujours manqué. La première pierre est à trouver. La critique des œuvres de la Pensée a toujours été faite à un point de vue étroit, rhéteur, et la critique de l’histoire faite à un point de vue politique, moral, religieux, tandis qu’il faudrait se placer au-dessus de tout cela, dès le premier pas. Mais on a eu des sympathies, des haines ; puis l’imagination s’en est mêlée, la phrase, l’amour des descriptions et enfin la rage de vouloir prouver, l’orgueil de vouloir mesurer l’infini et d’en donner une solution. Si les sciences morales avaient, comme les mathématiques, deux ou trois lois primordiales à leur disposition, elles pourraient marcher de l’avant. Mais elles tâtonnent dans les ténèbres, se heurtent à des contingents et veulent les ériger en principes. Ce mot, l’âme, a fait dire presque autant de bêtises qu’il y a d’âmes ! Quelle découverte ce serait par exemple qu’un axiome comme celui-ci : tel peuple étant donné, la vertu y est à la force comme trois est à quatre ; donc tant que vous en serez là vous n’irez pas là. Autre loi mathématique à découvrir : combien faut-il connaître d’imbéciles au monde pour vous donner envie de se casser la gueule ? etc.

Il est bien tard, je déraisonne passablement, le jour va bientôt paraître ; il est temps d’aller se coucher. L’institutrice part la semaine prochaine. J’attends un paquet. Si tu veux, nous vous verrons, je pense, de lundi prochain en quinze. Quels bons jours nous passerons, bonne chère Muse ! D’ici là, mille tendres baisers partout. À toi et tout à toi.

Ton G.

  1. Critique musical déjà cité p. 124.
  2. Les Enfants célèbres, de L. Colet, 1 vol. Paris, Hachette, 1854.