Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0398

Louis Conard (Volume 3p. 232-233).

398. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de samedi, 1 heure [11-12 juin 1853].

Qu’arrive-t-il donc, bonne Muse ? Pas une seule lettre de toi, cette semaine ! Se sont-elles égarées ? Es-tu malade ? Je ne sais que penser. Ces douleurs au cœur, dont tu te plains de temps à autre, m’inquiètent. J’ai reçu ce matin un volume de la Revue Britannique et un numéro de journal, des affiches de Londres, avec l’adresse mise par toi. Je m’attendais à une lettre ; rien. Je serai bien dupe demain si la journée se passe ainsi, et il me tarde que la nuit soit passée et d’être à dix heures.

Nous avons jeudi dit adieu au père Parain. Son gendre est venu le chercher. Le jour du départ, il était plus mal que les autres et tout à fait perdu. La nuit, il s’était relevé à deux heures, avait ouvert les portes, s’était promené sur le quai, etc. Pauvre bonhomme ! c’est peut-être la dernière fois que je l’ai vu. Il m’aimait d’une façon canine et exclusive. Si j’ai jamais quelque succès, je le regretterai bien. Un article de journal l’aurait suffoqué et les applaudissements même d’un salon fait crever de joie.

La semaine a été assez funèbre : ce départ, l’enterrement de Mme Pouchet, et pas de lettre de toi.

Malgré cela j’ai travaillé passablement. Je viens de sortir d’une comparaison soutenue qui a d’étendue près de deux pages. C’est un morceau, comme on dit, ou du moins je le crois. Mais peut-être est-ce trop pompeux pour la couleur générale du livre, et me faudra-t-il plus tard le retrancher. Mais, physiquement parlant, pour ma santé, j’avais besoin de me retremper dans de bonnes phrases poétiques. L’envie d’une forte nourriture se faisait sentir, après toutes ces finasseries de dialogues, style haché, etc., et autres malices françoises dont je ne fais pas, quant à moi, un très grand cas, qui me sont fort difficiles à écrire, et qui tiennent une grande place dans ce livre. Ma comparaison, du reste, est une ficelle, elle me sert de transition et par là rentre donc dans le plan.

J’ai reçu hier une lettre de Paris. Elle m’est adressée par un médecin français[1] qui m’a reçu dans la haute Égypte, à Siout. Il vient à Paris passer sa thèse et me demande d’un ton très cérémonieux ma protection, c’est-à-dire des recommandations. Je crois que ce brave homme, qui nous a traités là-bas cordialement, a eu le nez cassé chez Maxime. Il se plaint à moi de n’avoir pas trouvé son adresse et m’écrit la bonne adresse. Voilà bien là le gentleman ! Force protestations, et à l’heure du service, serviteur. Je me rappellerai toujours qu’il avait promis de but en blanc à Joseph de lui acheter un fonds de gargote en Toscane.

Ces deux articles que tu m’envoies sont le commencement. Fais ton drame, n’aie pas peur, courage, tu verras.

Quant à moi il n’y a qu’une seule chose qui m’effraye, c’est ma lenteur. Je crèverai que je n’aurai pas balbutié la moitié de ma pensée.

Adieu, je t’embrasse, écris-moi donc, tout à toi, encore mille tendresses.


  1. Docteur Cuny. Voir Correspondance, II, p. 215.