Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0397

Louis Conard (Volume 3p. 224-231).

397. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de lundi, minuit et demi.
[6-7 juin 1853].

Je porterai moi-même, demain matin, cette lettre à la poste. Il faut que j’aille à Rouen pour un enterrement, celui de Madame Pouchet, la femme d’un médecin, morte avant-hier dans la rue, où elle est tombée de cheval, près de son mari, frappée d’apoplexie. Quoique je ne sois guère sensible aux malheurs d’autrui, je le suis à celui-là. Ce Pouchet est un brave garçon, qui ne fait aucune clientèle et s’occupe exclusivement de zoologie où il est très savant. Sa femme, Anglaise fort jolie et d’excellentes façons, l’aidait beaucoup dans ses travaux. Elle dessinait pour lui, corrigeait ses épreuves, etc. Ils avaient fait des voyages ensemble, c’était un compagnon. Le pauvre homme est complètement sourd et peu gai naturellement. Il aimait beaucoup cette femme. L’abandon qu’il va avoir, comme le déchirement qu’il a eu, sera atroce. Bouilhet, qui demeure en face d’eux, a vu son cadavre ramené en fiacre et le fils qui descendait la mère, un mouchoir sur la figure. Au même moment où elle entrait ainsi chez elle, les pieds devant, un commissionnaire apportait une botte de fleurs qu’elle avait commandée le matin. Ô Shakespeare !

Il y a de l’égoïsme dans le fond de toutes nos commisérations et ce que je sens pour ce pauvre mari, brave homme du reste, et qui portait à mon père une vraie vénération de discipline (sic), vient d’un retour que je fais sur moi. Je pense à ce que j’éprouverais si tu mourais, pauvre Muse, si je ne t’avais plus. Non, nous ne sommes pas bons ; mais cette faculté de s’assimiler à toutes les misères et de se supposer les ayant est peut-être la vraie charité humaine. Se faire ainsi le centre de l’humanité, tâcher enfin d’être son cœur général où toutes les veines éparses se réunissent,… ce serait à la fois l’effort du plus grand homme et du meilleur homme ? Je n’en sais rien. Comme il faut du reste profiter de tout, je suis sûr que ce sera demain d’un dramatique très sombre et que ce pauvre savant sera lamentable. Je trouverai là peut-être des choses pour ma Bovary. Cette exploitation à laquelle je vais me livrer, et qui semblerait odieuse si on en faisait la confidence, qu’a-t-elle donc de mauvais ? J’espère faire couler des larmes aux autres avec ces larmes d’un seul, passer ensuite à la chimie du style. Mais les miennes seront d’un ordre de sentiment supérieur. Aucun intérêt ne les provoquera et il faut que mon bonhomme (c’est un médecin aussi) vous émeuve pour tous les veufs. Ces petites gentillesses-là, du reste, ne sont pas besogne neuve pour moi et j’ai de la méthode en ces études. Je me suis moi-même franchement disséqué au vif en des moments peu drôles. Je garde dans des tiroirs des fragments de style cachetés à triple cachet et qui contiennent de si atroces procès-verbaux que j’ai peur de les rouvrir, ce qui est fort sot du reste, car je les sais par cœur.

Mais parlons de nous. Donc encore un échec, pauvre amie ! Cela m’a assez vexé, mais moins que pour l’Acropole, je l’avoue, car j’avais moins d’espoir. La première lecture n’est pas si loin qu’ils ne s’en soient rappelés et, ayant refusé une première fois, ils se devaient (toujours en vertu du respect qu’on se doit à soi-même) de refuser une seconde fois. Patience, tu auras ton jour et, après ton drame, tu feras ce que tu voudras. Mais, encore une fois, fais ton drame jouable, et tu sais ce que j’entends par là. J’aurais bien voulu être à Paris, le soir de cet insuccès, pour t’embrasser tendrement et prendre dans mes mains ta belle et bonne tête dont je sais apprécier, moi, les lignes et les casiers.

Non ! ce qui m’embête le plus profondément, ce n’est pas de ne pas être applaudi, ni compris, mais de voir les imbéciles applaudis, exaltés. Il y a dans le numéro d’hier de l’Athenaeum, une pièce de vers de Dufaï à la louange de Jasmin et de Monsieur et Madame Ancelot[1] ! Quels vers ! Ils rappellent tout à fait les vers-charge de Molière. Ce bon Dufaï ! qui fait des épîtres en l’honneur de Jasmin et faisait des satires contre Hugo ! À propos d’Hugo, la Revue de Paris se signale. L’article de Pichat sur lui est de fond honnête, quoiqu’il y eût mieux à dire ; mais enfin l’intention est bonne. Cet article est probablement pour racheter ceux de Castille (dans le prochain numéro le Philosophe y passera). Ces gaillards-là nagent en eau trouble. Pourquoi est-ce que je crois que dans cet article sur le Philosophe il y aura des petites allusions offensives à ton endroit ? Ça m’étonnerait que ça n’y fût pas et, au fond, si ça ne va pas trop loin, j’en serai presque content. Ce sera ça de plus ! et un élargissement au fossé qui n’est pas prêt de se reboucher du reste. Je suis long à prendre des déterminations, à quitter des habitudes. Mais quand les pierres, à la fin, me tombent du cœur, elles restent pour toujours à mes pieds et aucune force humaine ensuite, aucun levier n’en peut plus remuer les ruines. Je suis comme le temple de Salomon, on ne peut plus me rebâtir.

Bouilhet avait recommandé à D[u Camp] la Paysanne et Delisle dans la même lettre, l’un et l’autre ensemble, « pour n’avoir pas l’air », comme on dit.

Vois-tu, si c’est moi qui suis chargé prochainement de transmettre à Pichat les remerciements du grand homme, ce sera étrange. Une chose m’a ennuyé, c’est que cet article lui dit (et plus longuement) ce que je lui dis moi-même. Voilà ce que c’est d’écrire n’importe quoi, quand on n’a pas les coudées franches. On est également faibles.

La politique a retenu Pichat, comme moi la peur d’être grossier ou adulateur. Quelles bien meilleures choses j’eusse dites dans un livre !

Tu me parles de lire je ne sais quel numéro de la Revue des Deux Mondes. « Je n’ai pas le temps de me tenir au courant » (phrase de mon brave professeur d’histoire Chéruel). Deux heures aux langues, huit au style, et le soir, dans mon lit, une heure encore à lire un classique quelconque. Je trouve que c’est raisonnable. Ah ! que je voudrais avoir le temps de lire ! Que je voudrais faire un peu d’histoire, que je dévore si bien, et un peu de philosophie, qui m’amuse tant ! Mais la lecture est un gouffre ; on n’en sort pas. Je deviens ignorant comme un pot. Qu’importe ! Il faut racler la guitare et c’est dur, c’est long.

C’est une chose, toi, dont il faut que tu prennes l’habitude, que de lire tous les jours (comme un bréviaire) quelque chose de bon. Cela s’infiltre à la longue. Moi je me suis bourré à outrance de La Bruyère, de Voltaire (les contes) et de Montaigne. Ce qui a amené B[ouilhet] à son vers de Melaenis, c’est le latin, sois-en sûre. Personne n’est original au sens strict du mot. Le talent, comme la vie, se transmet par infusion et il faut vivre dans un milieu noble, prendre l’esprit de société des maîtres. Il n’y a pas de mal à étudier à fond un génie complètement différent de celui qu’on a, parce qu’on ne peut le copier. La Bruyère, qui est très sec, a mieux valu pour moi que Bossuet dont les emportements m’allaient mieux. Tu as le vers souvent philosophique ou vide, coloré à outrance et un peu empêtré. Lis, relis, dissèque, creuse La Fontaine qui n’a aucune de ces qualités ni de ces défauts. Je n’ai pardieu pas peur que tu fasses des fables.

Oh ! comme il me tarde que nous ayons ensemble de bons loisirs ! Quelles lectures nous ferons ! Quelles bosses d’Art ? Ne me dis plus que je mets à notre séparation un entêtement sauvage, un parti pris acharné. Crois-tu que je m’amuserais à nous faire souffrir, si je n’en sentais pas le besoin, la nécessité ? Il faut que mon livre se fasse, et bien, ou que j’en crève. Après, je prendrai un genre de vie autre. Mais ce n’est pas au milieu d’une œuvre si longue qu’on peut se déranger. Je n’écrirai jamais bien à Paris, je le sais. Mais j’y peux préparer mon travail, et c’est ce que je ferai les mois d’hiver que j’y passerai. Il me faut, pour écrire, l’impossibilité (même quand je le voudrais) d’être dérangé.

Cet Énault qui va en Orient ! C’est à dégoûter de l’Orient. Quand je pense qu’un pareil monsieur va pisser sur le sable du désert ! Et à coup sûr (lui aussi) publier un voyage d’Orient ! Eh bien, moi aussi, j’en ferai, de l’Orient (dans dix-huit mois), mais sans turban, pipes ni odalisques, de l’Orient antique. Et il faudra que celui de tous ces barbouilleurs-là soit comme une gravure à côté d’une peinture. Voilà en effet le conte égyptien qui me trotte dans la tête. J’ai peur seulement qu’une fois dans les notes je ne m’arrête plus et que la chose ne s’enfle. J’en aurais encore pour des années ! Eh bien, après, qu’est-ce que ça fait, si ça m’amuse et que ce soit bon plus tard ? Au fond, c’est fort bête de publier.

Bouilhet m’a apporté hier le volume de La Caussade[2]. C’est une canaille (d’après sa préface), et je plains Leconte, — car je ne veux pas l’appeler Delisle, ce brave garçon-là ! — Une réflexion esthétique m’est surgie de ce vol[ume] : combien peu l’élément extérieur sert ! Ces vers-là ont été faits sous l’équateur et l’on n’y sent pas plus de chaleur ni de lumière que dans un brouillard d’Écosse. C’est en Hollande seulement et à Venise, patrie des brumes, qu’il y a eu de grands coloristes ! Il faut que l’âme se replie.

Voilà ce qui fait de l’observation artistique une chose bien différente de l’observation scientifique : elle doit surtout être instinctive et procéder par l’imagination, d’abord. Vous concevez un sujet, une couleur, et vous l’affermissez ensuite par des secours étrangers. Le subjectif débute. Mais ce La Caussade est bête comme tout ; et ce qui n’est pas peu dire, car tout est bien bête.

La pièce de Leconte à Me C*** est la redite, et moins bonne, de Dies irae. Ce que j’en aime, c’est le commencement et la fin. Le milieu est noyé. Ses plans généralement sont trop ensellés, comme on dirait en termes de maquignons ; l’échine de l’idée fléchit au milieu, ce qui fait que la tête porte au vent. Il donne aussi, je trouve, un peu trop dans l’idée forte, dans la grande pensée. Pour un homme qui aime les Grecs, je le trouve peu humain, au sens psychologique. Voilà pour le moral. Quant au plastique, pas assez de relief. Mais en somme je l’aime beaucoup ; ça m’a l’air d’une haute nature. Je ne pense pas du reste que nous [nous] liions beaucoup ensemble, j’entends B[ouilhet] et moi. Il nous trouvera trop canailles, c’est-à-dire pas assez en quête de l’idée, et nous lâchera là, comme mon jeune Crépet qui n’est pas revenu nous voir. Je l’avais du reste reçu franchement, d’une façon déboutonnée et entière, afin de ne pas le tromper.

Il y a une chose que j’aime beaucoup en M. Leconte, c’est son indifférence du succès. Cela est fort et prouve en sa faveur plus que bien des triomphes. Comme Mme Didier est médiocre ! Quel gâteau de Savoie que son style ! C’est lourd et prétentieux tout ensemble. Quelle petite cuisine ! Bonne histoire que celle des Anglaises avec Lamartine ! « Encore une illusion ! », comme dirait iceluy barde.

Je viens de relire Grandeur et Décadence des Romains, de Montesquieu. Joli langage ! joli langage. Il y a par-ci par-là des phrases qui sont tendues comme des biceps d’athlète, et quelle profondeur de critique ! Mais je répète encore une fois que jusqu’à nous, jusqu’aux très modernes, on n’avait pas l’idée de l’harmonie soutenue du style. Les qui, les que enchevêtrés les uns dans les autres reviennent incessamment dans ces grands écrivains-là. Ils ne faisaient nulle attention aux assonances, leur style très souvent manque de mouvement, et ceux qui ont du mouvement (comme Voltaire) sont secs comme du bois. Voilà mon opinion. Plus je vais, moins je trouve les autres, et moi aussi, bons.

Adieu, il est deux heures passées ; il faut que je me lève à sept. Mille tendres baisers partout.

À Toi. Ton G.

  1. L’un poète, l’autre auteur dramatique.
  2. Poèmes et Paysages par Lacaussade. Né, comme Leconte de Lisle, à l’ile Bourbon ; la description de la nature, dans plusieurs de ses poèmes, fait penser à la manière de Leconte de Lisle.