Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0382
Comme je suis content que ta Paysanne paraisse enfin ! Tu verras, ce sera un succès. Je l’ai toujours dit, il en a tous les éléments : c’est une œuvre. Marche donc et lève haut la tête, ô Muse ! Vois comme tu as bien fait d’en retrancher tout le lyrisme inutile. Ainsi la tartine déclamatoire contre la guerre :
Pour le soldat vous êtes l’air vital
aurait empêché Perrotin d’être ému ; elle eût contrarié sa fibre troupière, et il ne faut contrarier aucune fibre humaine, mais en faire naître s’il se peut. Ne blâmons rien, chantons tout, soyons exposants et non discutants. Quant au plombait que Villemain trouve original, moi je le trouve trop original, et si original que ce n’est pas français, quoi qu’il en dise. S’il eût été un bonhomme de couleur, au lieu d’être un critique, il n’aurait pas d’ailleurs trouvé que du soleil frappant sur du blanc faisait une couleur de plomb, c’est-à-dire quelque chose de plus terne que n’est le blanc lui-même sans le soleil. Cette couleur plombée peut s’appliquer, je suppose, à l’eau du Nil, à de l’eau d’un bleu épais, sombre, et dont une excessive lumière clarifie la teinte. Alors il peut y avoir en dessus comme un glacis de plomb, c’est vrai. Enfin plombait, là, est mauvais. Je l’ai dit et je le maintiens jusqu’à la guillotine.
Laisse donc ton vers comme il est ! « Tout cotillon, etc. » Qu’est-ce que cela fait que ça ressemble à du Béranger ? Il est dans la couleur du morceau où il se trouve, et tout est là : faire rentrer le détail dans l’ensemble. Ta correction « avait la tête en feu » est mauvaise, car ce n’était pas la tête qu’il avait en feu. Et d’ailleurs comme
Tout cotillon mettait Gros-Pierre en feu
est bien mieux rythmé, excellent, garde-le. C’est drôle comme ton discernement a des berlues quelquefois ! De même que :
Il eut la soif qu’on puise dans l’ivresse.
est très plat, quoique tu prétendes que ça fasse une image. Comment ne t’aperçois-tu pas que c’est une phrase banale, toute faite : « la soif qu’on puise dans l’ivresse ! » la soif qu’on puise, métaphore usée et qui n’en est pas une ! On va puisant la soif dans l’ivresse ? Non, non, mille fois non ! Sacrée Muse, va, que tu es drôle ! Garde donc ton vers tout simple, sans prétention et d’une grande âpreté lubrique cachée : « il souhaitait d’y revenir sans cesse ». Je crois seulement que « il souhaitait y revenir sans cesse » serait plus élégant. Au reste, c’est bien peu important.
Non, tu ne me dois pas tous les remerciements que tu me fais. Si tu savais user de tes moyens, tu pourrais faire des choses merveilleuses. Tu es une nature vierge et tes arbres de haute futaie sont encombrés de broussailles. Dans cette Paysanne par exemple, il n’y a pas une intention qui soit de moi. Mais comment se fait-il que j’y aie développé beaucoup d’effets nouveaux ? C’est en enlevant tout ce qui empêchait qu’on ne les vît. Moi, je les y voyais ; ils y étaient. Ce qui fait la force d’une œuvre, c’est la vesée, comme on dit vulgairement, c’est-à-dire une longue énergie qui court d’un bout à l’autre et ne faiblit pas.
C’est là ce qu’a voulu dire Villemain en trouvant que ce n’étaient pas des vers de femme. Ah ! fie-toi à moi, va, et je te jure bien qu’il n’y aura pas un hémistiche faible dans tout ton drame, et que nous pouvons, pour le style, les ébahir, tous ces mâles-là dont la culotte est si légère.
Comment, en supposant seulement que l’on soit né avec une vocation médiocre (et si l’on admet avec cela du jugement), ne pas penser que l’on doit arriver enfin, à force d’étude, de temps, de rage, de sacrifices de toute espèce, à faire bon ? Allons donc ! Ce serait trop bête ! La littérature (comme nous l’entendons) serait alors une occupation d’idiot. Autant caresser une bûche et couver des cailloux. Car lorsqu’on travaille dans nos idées, dans les miennes du moins, on n’a pour se soutenir rien, oui, rien, c’est-à-dire aucun espoir d’argent, aucun espoir de célébrité, ni même d’immortalité (quoiqu’il faille y croire pour y atteindre, je le sais). Mais ces lueurs-là vous rendent trop sombre ensuite, et je m’en abstiens. Non, ce qui me soutient, c’est la conviction que je suis dans le vrai, et si je suis dans le vrai, je suis dans le bien, j’accomplis un devoir, j’exécute la justice. Est-ce que j’ai choisi ? Est-ce que c’est ma faute ? Qui me pousse ? Est-ce que je n’ai pas été puni cruellement d’avoir lutté contre cet entraînement ? Il faut donc écrire comme on sent, être sûr qu’on sent bien, et se foutre de tout le reste sur la terre.
Va, Muse, espère, espère. Tu n’as pas fait ton œuvre. Et sais-tu que je t’aime bien de ce nom de Muse où je confonds deux idées ? C’est comme dans la phrase d’H[ugo] (dans sa lettre) : « Le soleil me sourit et je souris au soleil. » La poésie me fait songer à toi, toi à la poésie. J’ai passé une bonne partie de la journée à rêver de toi et de ta Paysanne. La certitude d’avoir contribué à rendre très bon ce qui l’était à peu près m’a donné de la joie. J’ai pensé beaucoup à ce que tu ferais. Écoute bien ceci et médite-le : tu as en toi deux cordes, un sentiment dramatique, non de coups de théâtre, mais d’effet, ce qui est supérieur, et une entente instinctive de la couleur, du relief (c’est ce qui ne se donne pas, cela). Ces deux qualités ont été entravées et le sont encore par deux défauts, dont on t’a donné l’un, et dont l’autre tient à ton sexe. Le premier, c’est le philosophisme, la maxime, la boutade politique, sociale, démocratique, etc., toute cette bavure qui vient de Voltaire et dont le père Hugo lui-même n’est pas exempt. La seconde faiblesse, c’est le vague, la tendro-manie féminine. Il ne faut pas, quand on est arrivé à ton degré, que le linge sente le lait. Coupe donc moi la verrue montagnarde et rentre, resserre, comprime les seins de ton cœur, qu’on y voie des muscles et non une glande. Toutes tes œuvres jusqu’à présent, à la manière de Mélusine (femme par en haut et serpent par en bas), n’étaient belles que jusqu’à certaine place, et puis le reste traînait en replis mous. Comme c’est bon, hein, pauvre Muse, de se dire ainsi tout ce qu’on pense ! Oui, comme c’est bon d’avoir toi, car tu es la seule femme à qui un homme puisse écrire de telles choses.
Enfin je commence à y voir un peu clair dans mon sacré dialogue de curé. Mais franchement, il y a des moments où j’en ai presque envie de vomir physiquement, tant le fond est bas. Je veux exprimer la situation suivante : ma petite femme, dans un accès de religion, va à l’église ; elle trouve à la porte le curé qui, dans un dialogue (sans sujet déterminé), se montre tellement bête, plat, inepte, crasseux, qu’elle s’en retourne dégoûtée et indévote. Et mon curé est très brave homme, excellent même, mais il ne songe qu’au physique (aux souffrances des pauvres, manque de pain ou de bois), et ne devine pas les défaillances morales, les vagues aspirations mystiques ; il est très chaste et pratique tous ses devoirs. Cela doit avoir six ou sept pages au plus et sans une réflexion ni une analyse (tout en dialogue direct). De plus, comme je trouve très canaille de faire du dialogue en remplaçant les « il dit, il répondit » par des barres, tu juges que les répétitions des mêmes tournures ne sont pas commodes à éviter. Te voilà initiée au supplice que je subis depuis quinze jours. À la fin de la semaine prochaine cependant, j’en serai complètement débarrassé, je l’espère. Il me restera ensuite une dizaine de pages (deux grands mouvements), et j’aurai fini le premier ensemble de ma seconde partie. L’adultère est mûr ; on va s’y livrer, et moi aussi, j’espère, alors. Pourquoi donc m’envoies-tu les billets de Madame Didier ? Ils n’ont rien de bien curieux ?
Cette Lagrange, actrice des Italiens, dont elle parle, est la petite-fille d’un bonhomme de Rouen, M. Bordier, dont mon père était le médecin. Il y a six ou sept ans ma mère l’a entendue chanter dans un salon à Rouen. Elle est ensuite venue jouer sur le théâtre, mais sans succès ; elle était d’ailleurs, à ce moment, dans un état intéressant. Quelle est donc cette dame de Rouen avec laquelle tu t’es trouvée chez les Chéron, il y a quelques semaines ?
Comme je suis impatient de savoir le résultat du concours ! J’imagine que les articles d’Hippolyte Castille[1] sont payés par les intéressés. Il doit y avoir là-dessous quelque petit commerce canaille. Quelle charmante littérature !
Dans le dernier numéro de l’Athenæum, il y avait un article de Dufaï[2] contre émaux et Camées. Ces imbéciles-là finiraient presque par vous faire trouver bon ce qu’on trouve mauvais, tant ils blâment le mauvais sottement. Mais cet article doit être une réponse indirecte à la note de notre ami. Ah ! comme tout cela est intéressant, instructif et moral ! Quelle bête d’invention que l’imprimerie, au fond !
Adieu, chère Muse bien-aimée, à toi.
Avec mille baisers.
J’approuve l’idée de Pelletan[3] de publier d’abord sans nom d’auteur. Mais ce titre de Poème de la femme est bien prétentieux pour une chose si franche du collier. Ça sent l’école fouriériste, etc. Tâche donc de t’en priver, si ça se peut. J’ai ce portrait que tu dis.
- ↑ Romancier et publiciste. Auteur d’une œuvre abondante, littéraire, historique et biographique, dont Les Hommes et les mœurs en France sous le règne de Louis-Philippe.
- ↑ Dufaï, poète et publiciste.
- ↑ Pelletan (Pierre-Eugène), déjà cité p. 161-165, était alors à la Presse, voir 369, et s’intéressait aux œuvres de Louise Colet, notamment à la Paysanne qu’il conseillait de publier de suite en brochure, à la Librairie Nouvelle, sans nom d’auteur. « Il en citera immédiatement et en fera citer, dans la Presse et dans les Débats, de grands fragments, écrivait Louise Colet ; j’annoncerai alors que c’est de moi, et la chose sera lancée. » (Gazette anecdotique de G. d’Heylli, 1881.) Note de Descharmes, éd. Santandréa.