Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0381

Louis Conard (Volume 3p. 160-162).

381. À LOUISE COLET.
Dimanche, 6 heures du soir [10 avril 1853].

Comme tu m’as l’air triste ! pauvre chère Muse. Ta lettre m’a navré. Je t’ai suivie dans toutes tes courses et la boue de Paris qui t’a trempé les pieds m’a fait froid au cœur. Quelle amère et grotesque chose que le monde ! Il y a quelques années, quand tu faisais des choses lâchées, molles, tu ne manquais pas d’éditeurs. Et maintenant que tu viens de faire une Œuvre, car la Paysanne en est une, tu ne peux trouver avec, ni argent, ni publication même. Si je doutais de sa valeur, tous ces déboires-là me confirmeraient encore plus dans l’opinion que c’est bon, excellent. Tu as vu ce que Villemain en a dit : pas une femme n’en serait capable. Ça a, en effet, un grand caractère de virilité, de force. Sois tranquille, ça fera son trou.

On se moque de toi indignement ; la lettre de Jacottet est menteuse depuis la première ligne jusqu’à la dernière. Quoique je sois peu au fait de la librairie, il me paraît absurde que 700 et quelques vers coûtent à imprimer 400 francs, quand un in-8o n’en coûte guère que 7 à 8 tout au plus. C’est une défaite et, avant que tu ne m’aies exprimé l’opinion de Pagnerre là-dessus, j’avais pensé comme lui.

Bouilhet a beaucoup vanté la Paysanne à M[axime]. Peut-être est-ce un tour pour que tu la leur donnes ? Mais cette supposition est bien cherchée. M. a-t-il une si grande influence sur J. ? Quels foutus drôles que tous ces gens-là ! Il paraît que les quais sont chargés de numéros de la Revue de Paris non coupés et que l’on vend au rabais.

Tu as raison ; ne donne rien dans cette boutique. Mais puisque tu es bien avec Jourdan et Pelletan, pourquoi ne prendraient-ils pas la Paysanne pour la mettre en feuilleton ? Au reste, à l’heure qu’il est, tu dois avoir conclu avec Perrotin.

Non, pauvre muse, nous n’avons rien pu du côté du préfet. La seule voie que nous ayons vue, nous l’avons tentée et le résultat tu le connais. Mon frère n’est nullement en relation avec lui. Il ne va pas même à ses soirées (où tout le monde va). Quant à connaître quelqu’un au Havre, j’ai beau me retourner. Néant. Figure-toi, du reste, que je connais bien peu de monde, ayant, depuis 15 ans, fait tout ce que j’ai pu pour laisser tomber dans l’eau toute espèce de relation avec mes compatriotes, et j’ai réussi. Beaucoup de Rouennais ignorent parfaitement mon existence. J’ai si bien suivi la maxime d’Épictète « Cache ta vie » que c’est comme si j’étais enterré. La seule chance que j’aie de me faire reconnaître ce sera quand Bovary sera publiée ; et mes compatriotes rugiront, car la couleur normande du livre sera si vraie qu’elle les scandalisera.

J’attends le résultat du concours avec bien de l’impatience.

Bouilhet est dans mon cabinet. On cause à mes côtés ; je ne sais pas trop bien ce que je te dis, mais j’ai voulu t’embrasser de suite. Je vois de là ta pauvre et belle figure si dolente.

Dieu ! que ma Bovary m’embête ! J’en arrive à la conviction quelquefois qu’il est impossible d’écrire. J’ai à faire un dialogue de ma petite femme avec un curé, dialogue canaille et épais, et, parce que le fonds est commun, il faut que le langage soit d’autant plus propre. L’idée et les mots me manquent. Je n’ai que le sentiment. Bouilhet prétend pourtant que mon plan est bon, mais moi je me sens écrasé. Après chaque passage, j’espère que le reste ira plus vite et de nouveaux obstacles m’arrivent ! Enfin ça se finira un jour ou l’autre.

Va trouver Mignet. Qu’est-ce que tu risques ? Adieu, mille baisers, je t’écrirai au milieu de la semaine. Encore bien des caresses sur le cœur, sur le corps.

Ton G.