Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0380

Louis Conard (Volume 3p. 155-160).

380. À LOUISE COLET.
   
[Croisset] Mercredi soir, minuit [6 avril 1853].

Voilà trois jours que je suis à me vautrer sur tous mes meubles et dans toutes les positions possibles pour trouver quoi dire ! Il y a de cruels moments où le fil casse, où la bobine semble dévidée. Ce soir pourtant, je commence à y voir clair. Mais que de temps perdu ! Comme je vais lentement ! Et qui est-ce qui s’apercevra jamais des profondes combinaisons que m’aura demandées un livre si simple ? Quelle mécanique que le naturel, et comme il faut de ruses pour être vrai ! Sais-tu, chère Muse, depuis le jour de l’an combien j’ai fait de pages ? Trente-neuf. Et depuis que je t’ai quittée ? vingt-deux. Je voudrais bien avoir enfin terminé ce satané mouvement, auquel je suis depuis le mois de septembre, avant que de me déranger (ce sera la fin de la première partie de ma seconde). Il me reste pour cela une quinzaine de pages environ. Ah ! je te désire bien, va, et il me tarde d’être à la conclusion de ce livre, qui pourrait bien à la longue amener la mienne. J’ai envie de te voir souvent, d’être avec toi. Je perds souvent du temps à rêver mon logement de Paris, et la lecture que je t’y ferai de la Bovary, et les soirées que nous passerons. Mais c’est une raison pour continuer, comme je fais, à ne perdre pas une minute et à me hâter avec une ardeur patiente. Ce qui fait que je vais si lentement, c’est que rien dans ce livre n’est tiré de moi ; jamais ma personnalité ne m’aura été plus inutile. Je pourrai peut-être par la suite faire des choses plus fortes (et je l’espère bien), mais il me paraît difficile que j’en compose de plus habiles. Tout est de tête. Si c’est raté, ça m’aura toujours été un bon exercice. Ce qui m’est naturel à moi, c’est le non-naturel pour les autres, l’extraordinaire, le fantastique, la hurlade métaphysique, mythologique. Saint Antoine ne m’a pas demandé le quart de la tension d’esprit que la Bovary me cause. C’était un déversoir ; je n’ai eu que plaisir à écrire, et les dix-huit mois que j’ai passés à en écrire les 500 pages ont été les plus profondément voluptueux de toute ma vie. Juge donc, il faut que j’entre à toute minute dans des peaux qui me sont antipathiques. Voilà six mois que je fais de l’amour platonique, et en ce moment je m’exalte catholiquement au son des cloches, et j’ai envie d’aller en confesse !

Tu me demandes où je logerai. Je n’en sais rien. Je suis là-dessus fort difficile. Cela dépendra tout à fait de l’occasion, de l’appartement. Mais je ne logerai pas plus bas que la rue de Rivoli, ni plus haut que le boulevard. Je tiens à du soleil, à une belle rue et à un escalier large. Je tâcherai de n’être pas loin de toi ni de B[ouilhet], qui part définitivement au mois de septembre. Il fera son drame à Paris ; je ne peux donc à ce sujet te donner aucune réponse nette. Je sais très bien les rues et quartiers dont je ne veux pas, voilà tout. Hier j’ai reçu le Livre Posthume avec cette inscription « Souvenir d’amitié ». Je lui ai de suite répondu un mot pour le remercier en lui disant que, quant à porter un jugement dessus, je m’en abstenais parce que j’avais peur qu’il ne se méprît sur ma pensée, ne pouvant en quelques lignes lui faire comprendre nettement mon opinion et que le dialogue serait plus commode pour cela. Donc, je lui ai ainsi rendu sa politesse sans me compromettre, ni mentir. S’il veut mon avis, et qu’il me le demande, je le lui donnerai net et sincèrement, je t’en jure bien ma parole ; mais il se gardera de l’aventure.

As-tu le dernier numéro de la Revue ? Il y a une note de lui qui vaut cinquante francs, comme dirait Rabelais. La Revue de Paris est comparée au soleil. C’est de la démence ! Et au bas du Livre Posthume, sur la page du titre même : « l’auteur se réserve le droit de traduire cet ouvrage en toutes les langues. » Il y a un article d’Hippolyte Castille sur Guizot, ignoble. Ne sachant comment l’éreinter, il lui reproche d’aller à pied dans les rues de Londres. Il l’appelle marcassin. C’est aussi bête que canaille. Quel joli métier ! Et des vers de Monsieur Nadaud ! Ah ! quelle fange intellectuelle et morale !

J’ai lu Leconte. Eh bien, j’aime beaucoup ce gars-là : il a un grand souffle, c’est un pur. Sa préface aurait demandé cent pages de développement, et je la crois fausse d’intention. Il ne faut pas revenir à l’antiquité, mais prendre ses procédés. Que nous soyons tous des sauvages tatoués depuis Sophocle, cela se peut. Mais il y a autre chose dans l’Art que la rectitude des lignes et le poli des surfaces. La plastique du style n’est pas si large que l’idée entière, je le sais bien. Mais à qui la faute ? À la langue. Nous avons trop de choses et pas assez de formes. De là vient la torture des consciencieux. Il faut pourtant tout accepter et tout imprimer, et prendre surtout son point d’appui dans le présent. C’est pour cela que je crois les Fossiles de Bouilhet une chose très forte. Il marche dans les voies de la poésie de l’avenir. La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ; elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique. Il faut faire des tableaux, montrer la nature telle qu’elle est, mais des tableaux complets, peindre le dessous et le dessus.

Il y a une belle engueulade aux artistes modernes, dans cette préface et, dans le volume, deux magnifiques pièces (à part des taches) : Dies irae et Midi. Il sait ce que c’est qu’un bon vers ; mais le bon vers est disséminé, le tissu généralement lâche, la composition des pièces peu serrée. Il y a plus d’élévation dans l’esprit que de suite et de profondeur. Il est plus idéaliste que philosophe, plus poète qu’artiste. Mais c’est un vrai poète et de noble race. Ce qui lui manque, c’est d’avoir bien étudié le français, j’entends de connaître à fond les dimensions de son outil et toutes ses ressources. Il n’a pas assez lu de classiques en sa langue. Pas de rapidité ni de netteté, et il lui manque la faculté de faire voir ; le relief est absent, la couleur même a une sorte de teinte grise. Mais de la grandeur ! de la grandeur ! et ce qui vaut mieux que tout, de l’aspiration ! Son hymne védique à Sourya est bien belle. Quel âge a-t-il ?

Lamartine se crève, dit-on. Je ne le pleure pas (je ne connais rien chez lui qui vaille le Midi de Leconte). Non je n’ai aucune sympathie pour cet écrivain sans rythme, pour cet homme d’État sans initiative. C’est à lui que nous devons tous les embêtements bleuâtres du lyrisme poitrinaire, et lui que nous devons remercier de l’Empire : homme qui va aux médiocres et qui les aime. Bouilhet lui avait envoyé Melaenis à peu près en même temps qu’un de ses élèves, à lui Bouilhet, lui avait adressé une pièce de vers détestable, stupide (pleine de fautes de prosodie), mais à la louange du susdit grand homme, lequel a répondu au moutard une lettre splendide, tandis qu’à Bouilhet pas un mot. Tu vois pour ton numéro ce qu’il a fait ! Et puis, un homme qui compare Fénelon à Homère, qui n’aime pas les vers de La Fontaine, est jugé comme littérateur. Il ne restera pas de Lamartine de quoi faire un demi-volume de pièces détachées. C’est un esprit eunuque, la couille lui manque, il n’a jamais pissé que de l’eau claire.

Dans mon contentement du volume de Leconte, j’ai hésité à lui écrire. Cela fait tant de bien de trouver quelqu’un qui aime l’art et pour l’art ! Mais je me suis dit : à quoi bon ? On est toujours dupe de tous ces bons mouvements-là. Et puis je ne partage pas entièrement ses idées théoriques, bien que ce soient les miennes, mais exagérées. C’est comme pour le père Hugo, j’ai hésité à lui écrire, à propos de rien, par besoin. Il me semble très beau là-bas. Il m’avait mis son adresse au bout de son petit mot. Était-ce une manière de dire : « écrivez-moi, ça me flattera » ? Mais cela m’attirerait tant de style pompeux en remerciement que tu me feras seulement le plaisir dans ta lettre de lui dire que je suis tout à son service, etc., qu’il envoie ses lettres à Londres. Je ne suis pas sûr si elle venait de D***. J’ai perdu l’enveloppe, mais je le crois.

Adieu, bonne, chère, tendre et bien-aimée Muse. Mille tendresses, caresses et amour. Je te baise tout le long du corps, bonne nuit.

Ton G.