Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0379

Louis Conard (Volume 3p. 145-154).

379. À LOUISE COLET.
[Croisset, jeudi 4 heures et demie, 31 mars 1853.]

J’arrive de Rouen où j’avais été pour me faire arracher une dent (qui n’est pas arrachée). Mon dentiste m’a engagé à attendre. Je crois néanmoins que d’ici à peu de jours il faudra me dés-orner d’un de mes dominos. Je vieillis, voilà les dents qui s’en vont, et les cheveux qui bientôt seront en allés. Enfin ! pourvu que la cervelle reste, c’est le principal. Comme le néant nous envahit ! À peine nés, la pourriture commence sur vous, de sorte que toute la vie n’est qu’un long combat qu’elle nous livre, et toujours de plus en plus triomphant de sa part jusqu’à la conclusion, la mort. Là, elle règne exclusive. Je n’ai eu que deux ou trois années où j’ai été entier (de dix-sept à dix-neuf ans environ). J’étais splendide, je peux le dire maintenant, et assez pour attirer les yeux d’une salle de spectacle entière, comme cela m’est arrivé à Rouen, à la première représentation de Ruy Blas. Mais depuis, je me suis furieusement détérioré. Il y a des matins où je me fais peur à moi-même, tant j’ai de rides et l’air usé. Ah ! c’est dans ce temps-là, pauvre Muse, qu’il fallait venir. Mais un tel amour m’eût rendu fou, plus même, imbécile d’orgueil. Si même je garde en moi un foyer chaud, c’est que j’ai tenu longtemps mes bouches de chaleur fermées. Tout ce que je n’ai pas employé peut servir. Il me reste assez de cœur pour alimenter toutes mes œuvres. Non, je ne regrette rien de ma jeunesse. Je m’ennuyais atrocement ! Je rêvais le suicide ! Je me dévorais de toutes espèces de mélancolies possibles. Ma maladie de nerfs m’a bien fait ; elle a reporté tout cela sur l’élément physique et m’a laissé la tête plus froide, et puis elle m’a fait connaître de curieux phénomènes psychologiques, dont personne n’a l’idée, ou plutôt que personne n’a sentis. Je m’en vengerai à quelque jour, en l’utilisant dans un livre (ce roman métaphysique et à apparitions, dont je t’ai parlé). Mais comme c’est un sujet qui me fait peur, sanitairement parlant, il faut attendre, et que je sois loin de ces impressions-là pour pouvoir me les donner facticement, idéalement, et dès lors sans danger pour moi ni pour l’œuvre !

Voici mon opinion sur ton idée de Revue : toutes les Revues du monde ont eu l’intention d’être vertueuses ; aucune ne l’a été. La Revue de Paris elle-même (en projet) avait les idées que tu émets et était très décidée à les suivre. On se jure d’être chaste, on l’est un jour, deux jours, et puis… et puis… la nature ! les considérations secondaires ! les amis ! les ennemis ! Ne faut-il pas faire mousser les uns, échigner les autres ? J’admets même que pendant quelque temps l’on reste dans le programme ; alors le public s’embête, l’abonnement n’arrive pas. Puis on vous donne des conseils en dehors de votre voie ; on les suit par essai et l’on continue par habitude. Enfin, il n’y a rien de pernicieux comme de pouvoir tout dire et d’avoir un déversoir commode. On devient fort indulgent pour soi-même, et les amis, afin que vous le soyez pour eux, le sont pour vous. Et voilà comme on s’enfonce dans le trou, avec la plus grande naïveté du monde. Une Revue modèle serait une belle œuvre et qui ne demanderait pas moins que tout le temps d’un homme de génie. Directeur d’une revue devrait être la place d’un patriarche ; il faudrait qu’il y fût dictateur, avec une grande autorité morale, acquise par des œuvres. Mais la communauté n’est pas possible, parce qu’on tombe de suite dans le gâchis. On bavarde beaucoup, on dépense tout son talent à faire des ricochets sur la rivière avec de la menue monnaie, tandis qu’avec plus d’économie on aurait pu par la suite acheter de belles fermes et de bons châteaux.

Ce que tu me dis, Du Camp le disait ; vois ce qu’ils ont fait. Ne nous croyons pas plus forts qu’eux, car ils ont failli, comme nous faillirions, par l’entraînement et en vertu de la pente même de la chose. Un journal enfin est une boutique. Du moment que c’est une boutique, le livre l’emporte sur les livres, et la question d’achalandage finit tôt ou tard par dominer toutes les autres. Je sais bien qu’on ne peut publier nulle part, à l’heure qu’il est, et que toutes les revues existantes sont d’infâmes putains, qui font les coquettes. Pleines de véroles jusqu’à la moëlle des os, elles rechignent à ouvrir leurs cuisses devant les saines créations que le besoin y presse. Eh bien ! il faut faire comme tu fais, publier en volume, c’est plus crâne, et être seul. Qu’est-ce qu’on a besoin de s’atteler au même timon que les autres et d’entrer dans une compagnie d’omnibus, quand on peut rester cheval de tilbury ? Quant à moi, je serais fort content si cette idée se réalise. Mais quant à faire partie effectivement de quoi que ce soit en ce bas monde, non ! non ! et mille fois non ! Je ne veux pas plus être membre d’une revue, d’une société, d’un cercle ou d’une académie, que je ne veux être conseiller municipal ou officier de la garde nationale. Et puis il faudrait juger, être critique ; or je trouve cela ignoble en soi et une besogne qu’il faut laisser faire à ceux qui n’en ont pas d’autre. Du reste, vois. Ce serait une bonne affaire et je souhaite qu’elle réussisse. Tu penses bien que j’y pourrais trouver mon profit, et que ce n’est donc pas le côté personnel qui me fait parler, mais plutôt le côté esthétique et instinctif, moral.

Le sieur Delisle me plaît, d’après ce que tu m’en dis. J’aime les gens tranchants et énergumènes. On ne fait rien de grand sans le fanatisme. Le fanatisme est la religion ; et les philosophes du XVIIIe siècle, en criant après l’un, renversaient l’autre. Le fanatisme est la foi, la foi même, la foi ardente, celle qui fait des œuvres et agit. La religion est une conception variable, une affaire d’invention humaine, une idée enfin ; l’autre un sentiment. Ce qui a changé sur la terre, ce sont les dogmes, les histoires des Vischnou, Ormuzd, Jupiter, Jésus-Christ. Mais ce qui n’a pas changé, ce sont les amulettes, les fontaines sacrées, les ex-voto, etc., les brahmanes, les santons, les ermites, la croyance enfin à quelque chose de supérieur à la vie et le besoin de se mettre sous la protection de cette force. Dans l’Art aussi, c’est le fanatisme de l’Art qui est le sentiment artistique. La poésie n’est qu’une manière de percevoir les objets extérieurs, un organe spécial qui tamise la matière et qui, sans la changer, la transfigure. Eh bien, si vous voyez exclusivement le monde avec cette lunette-là, le monde sera teint de sa teinte et les mots pour exprimer votre sentiment se trouveront donc dans un rapport fatal avec les faits qui l’auront causé. Il faut, pour bien faire une chose, que cette chose-là rentre dans votre constitution. Un botaniste ne doit avoir ni les mains, ni les yeux, ni la tête faits comme un astronome, et ne voir les astres que par rapport aux herbes. De cette combinaison de l’innéité et de l’éducation résulte le tact, le trait, le goût, le jet, enfin l’illumination. Que de fois ai-je entendu dire à mon père qu’il devinait des maladies sans savoir à quoi ni en vertu de quelles raisons ! Ainsi le même sentiment qui lui faisait d’instinct conclure le remède, doit nous faire tomber sur le mot. On n’arrive à ce degré-là que quand on est né pour le métier d’abord, et ensuite qu’on l’a exercé avec acharnement pendant longtemps.

Nous nous étonnons des bonshommes du siècle de Louis XIV, mais ils n’étaient pas des hommes d’énorme génie. On n’a aucun de ces ébahissements, en les lisant, qui vous fassent croire en eux à une nature plus qu’humaine, comme à la lecture d’Homère, de Rabelais, de Shakespeare surtout ; non ! Mais quelle conscience ! Comme ils se sont efforcés de trouver pour leurs pensées les expressions justes ! Quel travail ! quelles ratures ! Comme ils se consultaient les uns les autres. Comme ils savaient le latin ! Comme ils lisaient lentement ! Aussi toute leur idée y est, la forme est pleine, bourrée et garnie de choses jusqu’à la faire craquer. Or il n’y a pas de degrés : ce qui est bon vaut ce qui est bon. La Fontaine vivra tout autant que Le Dante, et Boileau que Bossuet ou même qu’Hugo. Sais-tu que tu finis par m’exciter avec ton Anglaise ? Mais c’est une charmante fille ! Ces déclamations dramatiques furibondes me plaisent fort. Tu me dis qu’elle est aristocrate. Tant mieux, cela n’est pas donné à tout le monde. Est-ce que nous ne sommes pas aussi des aristocrates, nous autres, et de la pire ou de la meilleure espèce ? La seule sottise c’est de vouloir l’être. Moi, j’ai la haine de la foule, du troupeau. Il me semble toujours ou stupide ou infâme d’atrocité. C’est pour cela que les générosités collectives, les charités philanthropiques, souscriptions, etc… me sont antipathiques. Elles dénaturent l’aumône, c’est-à-dire l’attendrissement d’homme à homme, la communion spontanée qui s’établit entre le suppliant et vous. La foule ne m’a jamais plu que les jours d’émeute, et encore ! Si l’on voyait le fond des choses ! Il y a bien des meneurs là dedans, des chauffeurs. C’est peut-être plus factice que l’on ne pense. N’importe, en ces jours-là il y a un grand souffle dans l’air. On se sent enivré par une poésie humaine, aussi large que celle de la nature, et plus ardente.

Ce pauvre père Babinet, avec sa panne, m’attendrit !

Il faut renoncer à Pylore ; l’affaire a complètement manqué. La mère Roger sera-t-elle plus heureuse ?

Elle est bien médiocre cette bonne Madame Didier. Cela suinte, comme la sueur le fait aux pores de la peau, de toutes les syllabes de son style.

Je te renverrai dans la prochaine la lettre du grand homme. Je la garde pour la montrer dimanche à Bouilhet, que je n’ai pas vu depuis longtemps. Je lui parlerai de ton projet de Revue et te dirai ce que nous en aurons dit.

J’ai appris que mon ami J. Cloquet était décidément cocu, très fort. Cela me fait beaucoup rire et ne m’étonne guère. Sa petite moitié a l’œil double. Pourquoi donc ce mauvais sentiment qui nous porte toujours à nous réjouir des infortunes conjugales d’autrui ? Y a-t-il là une jalousie déguisée ? Je crois, en effet, que chaque homme voudrait avoir à lui toutes les femmes, même celles qu’il ne désire pas.

Autre fait. Nous avons eu jadis un pauvre diable pour domestique, lequel est maintenant cocher de fiacre (il avait épousé la fille de ce portier dont je t’ai parlé, qui a eu le prix Monthyon, tandis que sa femme avait été condamnée aux galères pour vol, et c’était lui qui était le voleur, etc.) ; bref ce malheureux Louis a ou croit avoir le ver solitaire. Il en parle comme d’une personne animée qui lui communique et lui exprime sa volonté et, dans sa bouche, il désigne toujours cet être intérieur. Quelquefois des lubies le prennent tout à coup et il les attribue au ver solitaire : « Il veut cela » et de suite Louis obéit. Dernièrement il a voulu manger pour trente sols de brioche ; une autre fois il lui faut du vin blanc, et le lendemain il se révolterait si on lui donnait du vin rouge (textuel). Ce pauvre homme a fini par s’abaisser, dans sa propre opinion, au rang même du ver solitaire ; ils sont égaux et se livrent un combat acharné. « Madame (disait-il à ma belle-sœur dernièrement), ce gredin-là m’en veut ; c’est un duel, voyez-vous, il me fait marcher ; mais je me vengerai. Il faudra qu’un de nous deux reste sur la place. » Eh bien c’est lui, l’homme, qui restera sur la place ou plutôt qui la cédera au ver, car, pour le tuer et en finir avec lui, il a dernièrement avalé une bouteille de vitriol, et en ce moment se crève par conséquent. Je ne sais pas si tu sens tout ce qu’il y a de profond dans cette histoire. Vois-tu cet homme finissant par croire à l’existence presque humaine, consciencieuse, de ce qui n’est chez lui peut-être qu’une idée, et devenu l’esclave de son ver solitaire ? Moi je trouve cela vertigineux. Quelle drôle de chose que les cervelles humaines !

J’en reviens à la Revue. Si j’avais beaucoup de temps et d’argent à perdre, je ne demanderais pas mieux que de me mêler d’une Revue pendant quelque temps. Mais voici comme je comprendrais la chose : ce serait d’être surtout hardi et d’une indépendance outrée ; je voudrais n’avoir pas un ami, ni un service à rendre. Je répondrais par l’épée à toutes les attaques de ma plume ; mon journal serait une guillotine. Je voudrais épouvanter tous les gens de lettres par la vérité même. Mais à quoi bon ? Il vaut mieux reporter tout cela dans une œuvre longue ; et puis, s’établir arbitre du beau et du laid me semble un rôle odieux. À quoi ça mène-t-il, si ce n’est à poser ?

Je lis en ce moment pour ma Bovary un livre qui a eu au commencement de ce siècle assez de réputation, « Des erreurs et des préjugés répandus dans la société », par Salgues. Ancien rédacteur du Mercure, ce Salgues avait été à Sens le proviseur du collège de mon père. Celui-ci l’aimait beaucoup et fréquentait à Paris son salon où l’on recevait les grands hommes et les grandes garces d’alors. Je lui avais toujours entendu vanter ce bouquin. Ayant besoin de quelques préjugés pour le quart d’heure, je me suis mis à le feuilleter. Mon Dieu, que c’est faible et léger ! léger surtout ! Nous sommes devenus très graves, nous autres, et comme ça nous semble bête, l’esprit !!! Ce livre en est plein (d’esprit) ! Mais en des sujets semblables nous avons maintenant des instincts historiques qui ne s’accommodent pas des plaisanteries, et un fait curieux nous intéresse plus qu’un raisonnement ou une jovialité. Cela nous semble fort enfantin que de déclamer contre les sorciers ou la baguette divinatoire. L’absurde ne nous choque pas du tout ; nous voulons seulement qu’on l’expose, et quant à le combattre, pourquoi ne pas combattre son contraire, qui est aussi bête que lui ou tout autant ?

Il y a ainsi une foule de sujets qui m’embêtent également par n’importe quel bout on les prend. (C’est qu’il ne faut pas sans doute prendre une idée par un bout, mais par son milieu). Ainsi Voltaire, le magnétisme, Napoléon, la révolution, le catholicisme, etc., qu’on en dise du bien ou du mal, j’en suis mêmement irrité. La conclusion, la plupart du temps, me semble acte de bêtise. C’est là ce qu’ont de beau les sciences naturelles : elles ne veulent rien prouver. Aussi quelle largeur de faits et quelle immensité pour la pensée ! Il faut traiter les hommes comme des mastodontes et des crocodiles. Est-ce qu’on s’emporte à propos de la corne des uns et de la mâchoire des autres ? Montrez-les, empaillez-les, bocalisez-les, voilà tout ; mais les apprécier, non. Et qui êtes-vous donc vous-mêmes, petits crapauds ?

Il me semble que je t’ai donné mes Notes d’Italie. Je ne tenais pas de journal. J’ai seulement pris des notes sur les musées et quelques monuments ; tu dois avoir tout. Tu dis que D[u Camp] me croyait mort ; d’autres l’auraient pu croire. J’ai des recoquillements si profonds que j’y disparais, et tout ce qui essaie de m’en faire sortir me fait souffrir. Cela me prend surtout devant la nature, et alors je ne pense à rien ; je suis pétrifié, muet et fort bête. En allant à la Roche-Guyon j’étais ainsi, et ta voix qui m’interpellait à chaque minute et surtout tes attouchements sur l’épaule pour solliciter mon attention me causaient une douleur réelle. Comme je me suis retenu pour ne pas t’envoyer promener de la façon la plus brutale ! J’ai souvent été dans cet état en voyage.

Adieu, bonne et chère amie. Je ne voulais t’écrire qu’un mot et je me suis laissé aller à une longue lettre. Dans la prochaine je te parlerai du logement, etc. Encore adieu ; mille baisers et tendresses.

Ton G.