Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0378

Louis Conard (Volume 3p. 131-145).

378. À LOUISE COLET.
[Croisset] Dimanche, 4 heures [27 mars 1853].
Jour de Pâques.

Pas de nouvelle de l’Acropole ! et je devais en recevoir ce matin ! Voici, au reste, l’état des choses tel que je le connais. Jeudi dernier j’ai été à Rouen relancer à la douane, où il est employé, le jeune Baudry (frère d’un de mes camarades qui habite Versailles). Il avait vu Pylore son cousin, médecin du préfet ; et lui avait fait la commission. Le susdit docteur n’avait pas mieux demandé que de s’en charger, mais avait répondu qu’il croyait que le préfet ne ferait rien parce que c’était son habitude. Il ne recommande jamais personne afin qu’on ne lui rende pas la pareille. Était-ce une défaite, ou est-ce la vérité ? J’ai réchauffé le zèle de mon jeune homme qui m’avait promis que Pylore, nonobstant, irait exprès chez le préfet et lui demanderait cette recommandation. Je devais avoir la réponse telle quelle ce matin. Peut-être sera-ce pour demain ? Si j’en ai une, je rouvrirai ma lettre, pour t’en faire part. Tu recevras dans la prochaine celle du grand homme (qui est vraiment charmante), puisque tu y tiens. Mais ces voyages de papiers semblables sont bien inutiles et de telles choses ne devraient pas rester longtemps dans tes mains. Songes-y donc un peu. Je crois aussi qu’il serait plus prudent que je reçusse ses lettres de Londres directement. Encore cinq ou six envois et le timbre seul mettra sur la piste ; on les ouvrira ; elles seront gobées. De Londres, au contraire, c’est trop vague, heureusement. Il faudrait donc, je crois, qu’il les y envoyât. Comme tu peux les y envoyer, il y aurait une double enveloppe. La lettre même, partant de lui, serait à mon adresse et enveloppée dans une autre à la désignation de Mme Farmer[1], laquelle l’ouvrirait et remettrait une seconde enveloppe à moi adressée ; de même que pour toi, tu m’enverrais tes lettres, je les enfermerais à l’adresse de Mme Farmer qui, à Londres l’ouvrirait et la jetterait à la poste. Il me semble que, de cette façon, vous ne devez avoir rien à craindre. Tu comprends que pour moi ça m’est parfaitement égal. Mais, pour toi, cela peut être important. J’aime mieux avoir recours à Mme Farmer qu’à tout autre. Qui sait si les connaissances de l’institutrice ne peuvent pas bavarder ? J’avais pensé aussi aux Miss Collier, mais elles sont de la connaissance de Nieukerke. Dans la conversation un mot peut échapper. Ces braves gens, au contraire, ne voient personne et sont complètement confinés dans leur commerce. Autant qu’on peut être sûr d’autrui, je le suis d’eux. Quant à la transmission de volumes, ça me paraît plus difficile. Tout paquet envoyé par la poste est décacheté à la douane. Il faut donc attendre une occasion, une personne sûre, pour le passer en fraude. L’envoyer ainsi, franchement, par la voie ordinaire et avec l’adresse dessus c’est se désigner naïvement à la surveillance de la police. Voilà, chère sauvage, mes réflexions politiques. Explique-lui bien la marche à suivre pour les lettres ; il n’y a rien de plus simple. Quand est-ce que l’on saura la décision de l’Acropole ? Tu me parais du reste être en bon train pour les recommandations par M. Béchard, etc. Je suis bien impatient du résultat.

L’impression que te font mes Notes de voyage m’a fait faire d’étranges réflexions, chère Muse, sur le cœur des hommes et sur celui des femmes. Décidément ce n’est pas le même, on a beau dire.

De notre côté est la franchise, sinon la délicatesse ; et nous avons tort pourtant, car cette franchise est une dureté. Si j’avais omis d’écrire mes impressions féminines, rien ne t’eût blessée ! Les femmes gardent tout dans leur sac, elles. On n’en tire jamais une confidence entière. Le plus qu’elles font, c’est de laisser deviner et, quand elles vous racontent les choses, c’est avec une telle sauce que la viande en disparaît. Mais nous, pour deux ou trois méchants […] et où le cœur même n’était pas, voilà le leur qui gémit ! Étrange ! étrange ! Moi je me casse la tête à comprendre tout cela ; et j’y ai pourtant bien réfléchi dans ma vie. Enfin (je parle ici à ton cerveau, chère et bonne femme), pourquoi ce petit monopole du sentiment ? Tu es jalouse du sable où j’ai posé mes pieds, sans qu’il m’en soit entré un grain dans la peau, tandis que je porte au cœur une large entaille que tu y as faite ? Tu aurais voulu que ton nom revînt plus souvent sous ma plume. Mais remarque que je n’ai pas écrit une seule réflexion. Je formulais seulement de la façon la plus courte l’indispensable, c’est-à-dire la sensation, et non le rêve, ni la pensée. Eh bien, rassure-toi, j’ai pensé souvent à toi, souvent, très souvent. Si, avant de partir, je n’ai pas été te dire adieu, c’est que j’avais déjà du sentiment par-dessus les oreilles ! Il m’était resté de toi une grande aigreur ; tu m’avais longuement irrité, j’aimais mieux ne pas te revoir, quoique j’en eusse eu maintes fois envie. La chair m’appelait, mais les nerfs me retenaient. Et il sortait de tout cela une tendresse qui, s’alimentant par le souvenir, n’avait pas besoin d’épanchement. Je m’étais promis de m’abstenir de toi, tant j’avais éprouvé à ton endroit de sentiments violents et incompatibles entre eux. La bataille était trop bruyante. J’avais déserté la place, c’est-à-dire j’avais enfermé sous clef tout cela, pour ne plus en entendre parler, et je regardais seulement de temps à autre ta chère image, ta belle et bonne figure, par une lucarne de mon cœur restée ouverte. Et puis, j’ai toujours détesté les choses solennelles. Nos adieux l’eussent été. Je suis superstitieux là-dessus. Jamais avant d’aller en duel, si j’y vais, je ne ferai mon testament ; tous ces actes sérieux portent malheur. Ils sentent d’ailleurs la draperie. J’en ai eu à la fois peur et ennui. Donc, quand j’ai eu quitté ma mère, j’ai pris de suite mon rôle de voyageur. Tout était quitté, j’étais parti. Alors, pendant quatre à cinq jours à Paris, je me suis foutu une bosse comme un matelot. Et quand la France a disparu à mes yeux, derrière les îles d’Hyères, j’étais moins ému et moins pensant que les planches du bateau qui me portait. Voilà la psychologie de mon départ. Je ne l’excuse pas, je l’explique.

Pour Ruchiouk-Hânem[2], ah ! rassure-toi et rectifie en même temps tes idées orientales. Sois convaincue qu’elle n’a rien éprouvé du tout ; au moral, j’en réponds, et au physique même, j’en doute fort. Elle nous a trouvés de fort bons cawadja (seigneurs) parce que nous avons laissé là pas mal de piastres, voilà tout. La pièce de B[ouilhet] est fort belle, mais c’est de la poésie et pas autre chose. La femme orientale est une machine, et rien de plus ; elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme. Fumer, aller au bain, se peindre les paupières et boire du café, tel est le cercle d’occupations où tourne son existence. Quant à la jouissance physique, elle-même doit être fort légère puisqu’on leur coupe de bonne heure ce fameux bouton, siège d’icelle. Et c’est là ce qui la rend, cette femme, si poétique à un certain point de vue, c’est qu’elle rentre absolument dans la nature.

J’ai vu des danseuses dont le corps se balançait avec la régularité ou la furie insensible d’un palmier. Cet œil si plein de profondeurs, et où il y a des épaisseurs de teintes comme à la mer, n’exprime rien que le calme, le calme et le vide, comme le désert. Les hommes sont de même. Que d’admirables têtes ! et qui semblent rouler, en dedans, les plus grandes pensées du monde ! Mais frappez dessus et il n’en sortira pas plus que d’un cruchon sans bière ou d’un sépulcre vide.

À quoi tient donc la majesté de leurs formes, d’où résulte-t-elle ? De l’absence peut-être de toute passion. Ils ont cette beauté des taureaux qui ruminent, des lévriers qui courent, des aigles qui planent. Le sentiment de la fatalité qui les remplit, la conviction du néant de l’homme donne ainsi à leurs actions, à leurs poses, à leurs regards, un caractère grandiose et résigné. Les vêtements lâches et se prêtant à tous les gestes sont toujours en rapport avec les fonctions de l’individu par la ligne, avec le ciel par la couleur, etc., et puis le soleil ! le soleil ! Et un immense ennui qui dévore tout ! Quand je ferai de la poésie orientale (car moi aussi j’en ferai, puisque c’est de mode et que tout le monde en fait), c’est là ce que je tâcherai de mettre en relief. On a compris jusqu’à présent l’Orient comme quelque chose de miroitant, de hurlant, de passionné, de heurté. On n’y a vu que des bayadères et des sabres recourbés, le fanatisme, la volupté, etc. En un mot, on en reste encore à Byron. Moi je l’ai senti différemment. Ce que j’aime au contraire dans l’Orient, c’est cette grandeur qui s’ignore, et cette harmonie de choses disparates. Je me rappelle un baigneur qui avait au bras gauche un bracelet d’argent, et à l’autre un vésicatoire. Voilà l’Orient vrai et, partant, poétique : des gredins en haillons galonnés et tout couverts de vermine. Laissez donc la vermine, elle fait au soleil des arabesques d’or. Tu me dis que les punaises de Ruchiouk-Hânem te la dégradent ; c’est là, moi, ce qui m’enchantait. Leur odeur nauséabonde se mêlait au parfum de sa peau ruisselante de santal. Je veux qu’il y ait une amertume à tout, un éternel coup de sifflet au milieu de nos triomphes, et que la désolation même soit dans l’enthousiasme. Cela me rappelle Jaffa où, en entrant, je humais à la fois l’odeur des citronniers et celle des cadavres ; le cimetière défoncé laissait voir les squelettes à demi pourris, tandis que les arbustes verts balançaient au-dessus de nos têtes leurs fruits dorés. Ne sens-tu pas combien cette poésie est complète, et que c’est la grande synthèse ? Tous les appétits de l’imagination et de la pensée y sont assouvis à la fois ; elle ne laisse rien derrière elle. Mais les gens de goût, les gens à enjolivements, à purifications, à illusions, ceux qui font des manuels d’anatomie pour les dames, de la science à la portée de tous, du sentiment coquet et de l’art aimable, changent, grattent, enlèvent, et ils se prétendent classiques, les malheureux ! Ah ! que je voudrais être savant ! et que je ferais un beau livre sous ce titre : De l’interprétation de l’antiquité ! Car je suis sûr d’être dans la tradition ; ce que j’y mets de plus, c’est le sentiment moderne. Mais encore une fois, les anciens ne connaissaient pas ce prétendu genre noble ; il n’y avait pas pour eux de chose que l’on ne puisse dire. Dans Aristophane, on chie sur la scène. Dans l’Ajax de Sophocle, le sang des animaux égorgés ruisselle autour d’Ajax qui pleure. Et quand je songe qu’on a regardé Racine comme hardi pour avoir mis des chiens ! Il est vrai qu’il les avait relevés par dévorants !… Donc cherchons à voir les choses comme elles sont et ne voulons pas avoir plus d’esprit que le bon Dieu. Autrefois on croyait que la canne à sucre seule donnait le sucre. On en tire à peu près de tout maintenant ; il en est de même de la poésie. Extrayons-la de n’importe quoi, car elle gît en tout et partout : pas un atome de matière qui ne contienne la pensée ; et habituons-nous à considérer le monde comme une œuvre d’art dont il faut reproduire les procédés dans nos œuvres.

J’en reviens à Ruchiouk. C’est nous qui pensons à elle, mais elle ne pense guère à nous. Nous faisons de l’esthétique sur son compte, tandis que ce fameux voyageur si intéressant, qui a eu les honneurs de sa couche, est complètement parti de son souvenir, comme bien d’autres. Ah ! cela rend modeste de voyager ; on voit quelle petite place on occupe dans le monde.

Encore une légère considération sur les femmes, avant de causer d’autre chose (à propos des femmes orientales). La femme est un produit de l’homme. Dieu a créé la femelle, et l’homme a fait la femme ; elle est le résultat de la civilisation, une œuvre factice. Dans les pays où toute culture intellectuelle est nulle, elle n’existe pas (car c’est une œuvre d’art, au sens humanitaire ; est-ce pour cela que toutes les grandes idées générales se sont symbolisées au féminin ?) Quelles femmes c’étaient que les courtisanes grecques ! Mais quel art c’était que l’art grec ! Que devait être une créature élevée pour contribuer aux plaisirs complets d’un Platon ou d’un Phidias ?

Toi, tu n’es pas une femme, et si je t’ai plus et surtout plus profondément aimée (tâche de comprendre ce mot profondément) que toute autre, c’est qu’il m’a semblé que tu étais moins femme qu’une autre. Toutes nos dissidences ne sont jamais venues que de ce côté féminin. Rêve là-dessus, tu verras si je me trompe. Je voudrais que nous gardassions nos deux corps et n’être qu’un même esprit. Je ne veux de toi, comme femme, que la chair. Que tout le reste donc soit à moi, ou mieux soit moi, de même pâte et la même pâte. Comprends-tu que ceci n’est pas de l’amour, mais quelque chose de plus haut, il me semble, puisque ce désir de l’âme est pour elle presque un besoin même de vivre, de se dilater, d’être plus grande. Tout sentiment est une extension. C’est pour cela que la liberté est la plus noble des passions.

Nous relisons du Ronsard et nous nous enthousiasmons de plus belle. À quelque jour nous en ferons une édition ; cette idée, qui est de B[ouilhet], me sourit fort. Il y a cent belles choses, mille, cent mille, dans les poésies complètes de Ronsard, qu’il faut faire connaître, et puis j’éprouve le besoin de le lire et relire dans une édition commode. J’y ferais une préface. Avec celle que j’écrirai pour la Melaenis et le conte chinois, réunis en un volume, et de plus celle de mon Dictionnaire des idées reçues, je pourrai à peu près dégoiser là ce que j’ai sur la conscience d’idées critiques. Cela me fera du bien, et m’empêchera vis-à-vis de moi-même de jamais saisir aucun prétexte pour faire de la polémique. Dans la préface du R[onsard] je dirai l’histoire du sentiment poétique en France, avec l’exposé de ce que l’on entend par là dans notre pays, la mesure qu’il lui en faut, la petite monnaie dont il a besoin. On n’a nulle imagination en France. Si l’on veut faire passer la poésie, il faut être assez habile pour la déguiser. Puis dans la préface du livre de B[ouilhet] je reprendrais cette idée, ou plutôt je la continuerais et je montrerais comment un poème épique est encore possible, si l’on veut se débarrasser de toute intention d’en faire un. Le tout terminé par quelques considérations sur ce que peut être la littérature de l’avenir.

La Bovary ne va pas raide : en une semaine deux pages !!! Il y a de quoi, quelquefois, se casser la gueule de découragement ! si l’on peut s’exprimer ainsi. Ah ! j’y arriverai, j’y arriverai, mais ce sera dur. Ce que sera le livre, je n’en sais rien ; mais je réponds qu’il sera écrit, à moins que je ne sois complètement dans l’erreur, ce qui se peut.

Ma torture à écrire certaines parties vient du fond (comme toujours). C’est quelquefois si subtil que j’ai du mal moi-même à me comprendre. Mais ce sont ces idées-là qu’il faut rendre, à cause de cela même, plus nettes. Et puis, dire à la fois proprement et simplement des choses vulgaires ! c’est atroce.

Médite bien le plan de ton drame ; tout est là, dans la conception. Si le plan est bon, je te réponds du reste, car pour les vers, je te rendrai l’existence tellement insupportable qu’ils seront bons, ou finiront par l’être, et tous encore.

J’ai lu ce matin quelques fragments de la comédie d’Augier[3]. Quel anti-poète que ce garçon-là ! À quoi bon employer les vers pour des idées semblables ? Quel art factice ! et quelle absence de véritable forme que cette prétendue forme extérieure ! Ah ! c’est que ces gaillards-là s’en tiennent à la vieille comparaison : la forme est un manteau. Mais non ! La forme est la chair même de la pensée, comme la pensée en est l’âme, la vie. Plus les muscles de votre poitrine seront larges, plus vous respirerez à l’aise.

Tu serais bien aimable de nous envoyer pour samedi prochain le vol[ume][4] de Lecomte, nous le lirions dimanche prochain. J’ai de la sympathie pour ce garçon. Il y a donc encore des honnêtes gens ! des cœurs convaincus ! Et tout part de là, la conviction. Si la littérature moderne était seulement morale, elle deviendrait forte. Avec de la moralité disparaîtraient le plagiat, le pastiche, l’ignorance, les prétentions exorbitantes. La critique serait utile et l’art naïf, puisque ce serait alors un besoin et non une spéculation.

Tu me parais, pauvre chère âme, triste, lasse, découragée. Oh ! la vie pèse lourd sur ceux qui ont des ailes ; plus les ailes sont grandes, plus l’envergure est douloureuse. Les serins en cage sautillent, sont joyeux ; mais les aigles ont l’air sombre, parce qu’ils brisent leurs plumes contre les barreaux. Or nous sommes tous plus ou moins aigles ou serins, perroquets ou vautours. La dimension d’une âme peut se mesurer à sa souffrance, comme on calcule la profondeur des fleuves à leur courant.

Ce sont des mots tout cela ; comparaison n’est pas raison, je le sais. Mais avec quoi donc se consolerait-on si ce n’est avec des mots ? Non, raffermis-toi, songe aux étonnants progrès que tu fais, aux transformations de ton vers qui devient si souvent plein et grand. Tu as écrit cette année une fort belle chose complète, la Paysanne, et une autre pleine de beautés, l’Acropole. Médite ton drame. J’ai un pressentiment que tu le réussiras. Il sera joué et applaudi, tu verras. Marche, va, ne regarde ni en arrière ni en avant, casse du caillou, comme un ouvrier, la tête baissée, le cœur battant, et toujours, toujours ! Si l’on s’arrête, d’incroyables fatigues et les vertiges et les découragements vous feraient mourir. L’année prochaine nous aurons de bons loisirs ensemble, de bonnes causeries mêlées de toutes caresses.

Moi, plus je sens de difficultés à écrire et plus mon audace grandit (c’est là ce qui me préserve du pédantisme, où je tomberais sans doute). J’ai des plans d’œuvres pour jusqu’au bout de ma vie, et s’il m’arrive quelquefois des moments âcres qui me font presque crier de rage, tant je sens mon impuissance et ma faiblesse, il y en a d’autres aussi où j’ai peine à me contenir de joie. Quelque chose de profond et d’extra-voluptueux déborde de moi à jets précipités, comme une éjaculation de l’âme. Je me sens transporté et tout enivré de ma propre pensée, comme s’il m’arrivait, par un soupirail intérieur, une bouffée de parfums chauds. Je n’irai jamais bien loin, je sais tout ce qui [me] manque. Mais la tâche que j’entreprends sera exécutée par un autre. J’aurai mis sur la voie quelqu’un de mieux doué et de plus . Vouloir donner à la prose le rythme du vers (en la laissant prose et très prose) et écrire la vie ordinaire comme on écrit l’histoire ou l’épopée (sans dénaturer le sujet) est peut-être une absurdité. Voilà ce que je me demande parfois. Mais c’est peut-être aussi une grande tentative et très originale ! Je sens bien en quoi je faille. (Ah ! si j’avais quinze ans !) N’importe, j’aurai toujours valu quelque chose par mon entêtement. Et puis, qui sait ? peut-être trouverai-je un jour un bon motif, un air complètement dans ma voix, ni au-dessus ni au-dessous. Enfin, j’aurai toujours passé ma vie d’une noble manière et souvent délicieuse.

Il y a un mot de La Bruyère auquel je me tiens : « Un bon auteur croit écrire raisonnablement ». C’est là ce que je demande, écrire raisonnablement et c’est déjà bien de l’ambition. Néanmoins il y a une chose triste, c’est de voir combien les grands hommes arrivent aisément à l’effet en dehors de l’Art même. Quoi de plus mal bâti que bien des choses de Rabelais, Cervantès, Molière et d’Hugo ? Mais quels coups de poing subits ! Quelle puissance dans un seul mot ! Nous, il faut entasser l’un sur l’autre un tas de petits cailloux pour faire nos pyramides qui ne vont pas à la centième partie des leurs, lesquelles sont d’un seul bloc. Mais vouloir imiter les procédés de ces génies-là, ce serait se perdre. Ils sont grands, au contraire, parce qu’ils n’ont pas de procédés. Hugo en a beaucoup, c’est là ce qui le diminue. Il n’est pas varié, il est constitué plus en hauteur qu’en étendue.

Comme je bavarde ce soir ! Il faut que je m’arrête pourtant, et puis j’ai peur de t’assommer, car il me semble que je répète toujours les mêmes choses (moi aussi je ne suis pas varié). Mais de quoi causer, si ce n’est de notre cher souci ?

Tu me parles des chauves-souris d’Égypte, qui, à travers leurs ailes grises, laissent voir l’azur du ciel. Faisons donc comme je faisais ; à travers les hideurs de l’existence, contemplons toujours le grand bleu de la poésie, qui est au-dessus et qui reste en place, tandis que tout change et tout passe.

Tu commences à trouver un peu vide l’Anglaise. Oui, il y a, je crois, plus de vanité mondaine qu’autre chose là dedans. Je n’aime pas les gens poétiques d’ailleurs, mais les gens poètes. Et puis cet hébreu, ce grec, ces vers en deux langues, c’est beaucoup tout cela. Voilà le défaut général du siècle : la diffusion. Les petits ruisseaux débordés prennent des airs d’océan. Il ne leur manque qu’une chose pour l’être : la dimension. Restons donc rivière et faisons tourner le moulin. Non, ce Villemain d’Égypte n’est pas celui dont tu parles. Le mien est de Strasbourg et fort pâle et maigre. Codrika[5] est consul à Manille. Qu’en disait-on dans la Presse ? C’est un garçon qui m’a laissé un souvenir assez profond par sa nervosité. Je crois chez lui l’élément passionnel excessif. Moi qui l’ai peu (malgré mon occiput énorme), cela m’impressionne toujours. Mais qui sait ? Je ne l’ai pas peut-être. J’ai donné tant de coups de talon de botte à mes passions, jadis, qu’elles ont pris l’habitude de rester l’échine courbée. J’en ai eu peur. C’est pour cela que j’ai été dur à leur endroit. Il me semble que j’avais encore cent mille choses à te dire ; je cherche et ne trouve plus rien. Ah ! tes Fantômes que tu me redemandes ; ils sont probablement sur ma table ou dans le tiroir à côté où je mets tes lettres, mais ça me demanderait pas mal de temps à chercher. Si tu ne les as pas, je suis pourtant sûr de les retrouver, ne brûlant jamais rien.

Adieu, mille bons baisers.

À toi, et encore à toi : Ton G.


  1. Amie de Mme Flaubert qui habitait Londres, et à qui l’institutrice de Caroline Hamard adressait les lettres et paquets destinés à Victor Hugo.
  2. Voir Festons et Astragales, p. 28, Lemerre, éd. et Flaubert, Notes de Voyages, I, p. 155 ; et Correspondance, t. II, p. 174.
  3. Philiberte.
  4. Poèmes Antiques, de Leconte de Lisle, que Flaubert désigne souvent sous le nom de Leconte puis de Delisle.
  5. Voir Notes de Voyages, I, p. 86.