Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0377

Louis Conard (Volume 3p. 128-131).

377. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de vendredi, 1 heure
[25-26 mars 1853].

Pourquoi, chère bonne Muse, ai-je une sorte de pressentiment que tu es malade ? […] L’Acropole doit t’avoir bien fatiguée. Ça ne vaut rien, ni pour l’œuvre ni pour l’auteur, de composer ainsi. Si, après nos corrections, nous eussions eu encore trois semaines devant nous, et que tu nous eusses renvoyé le manuscrit recopié comme nous l’avions refait, et avec tes observations à toi, nous te l’aurions renvoyé ; tu l’aurais retravaillé et, après une seconde revision de notre part, je t’assure que c’eût été une crâne chose. L’étoffe y était, mais nous n’avons pas eu seulement le temps de nous entendre. Ainsi, quand je te disais que le Parthénon est couleur bitume et terre de Sienne, c’est vrai ; mais les Propylées, je ne sais pourquoi, sont fort blanches. Ainsi l’on pouvait dire :

L’éternelle blancheur des longues Propylées,
Etc., etc.


Tu as oublié de parler de Pandrose[1] ; mais sois sûre que l’Académie, toute pédante qu’elle soit, tient plus aux vers en eux-mêmes qu’à une description technique. Le sujet l’Acropole était d’ailleurs tellement vague que chacun peut le traiter à sa fantaisie. Si tu as fait, comme tu me le dis, les coupures et nos corrections les plus importantes, j’ai bon espoir. Mais agis comme l’an passé, ne néglige pas tes petites recommandations indirectes. Après la peau du lion, un lopin de celle du renard : soyons prudents.

D’ici à quelques jours, je vais avoir dans ma maison des tableaux à la Greuze (scènes d’intérieur). Ma mère a depuis 25 ans une femme de chambre qu’elle croyait lui être fort dévouée, etc… Or elle s’est aperçue qu’elle abusait, comme on dit, et entre autres qu’elle nourrissait à peu près complètement un sien frère (drôle fort peu drôle et des plus bêtes et des plus canailles), à nos dépens. Elle va la renvoyer ; l’autre ne va pas vouloir. Tout cela est assommant. Quelle basse crapule aussi que tous ces paysans ! Oh ! la race, comme j’y crois ! Mais il n’y a plus de race ! Le sang aristocratique est épuisé ; ses derniers globules, sans doute, se sont coagulés dans quelques âmes. Si rien ne change (et c’est possible), avant un demi-siècle peut-être l’Europe languira dans de grandes ténèbres et ces sombres époques de l’histoire, où rien ne luit, reviendront. Alors quelques-uns, les purs, ceux-là, garderont entre eux, à l’abri du vent, et cachée, l’impérissable petite chandelle, le feu sacré, où toutes les illuminations et explosions viennent prendre flamme.

Ta jeune Anglaise, sans que je la connaisse, me cause une grande pitié, à cause de toutes les déceptions qui doivent l’attendre. Si elle n’est pas stupide, elle finira par s’énamourer de quelque intrigant, porteur d’une figure pâle et adressant des vers aux étoiles comparées aux femmes, lequel lui mangera son argent, et la laissera ensuite avec ses beaux yeux pour pleurer, et son cœur pour souffrir. Ah ! comme on perd de trésors dans sa jeunesse ! Et dire que le vent seul ramasse et emporte les plus beaux soupirs des âmes ! Mais y a-t-il quelque chose de meilleur que le vent et de plus doux ? Moi aussi, j’ai été d’une architecture pareille. J’étais comme les cathédrales du XVe siècle, lancéolé, fulgurant. Je buvais du cidre dans une coupe de vermeil. J’avais une tête de mort dans ma chambre, sur laquelle j’avais écrit : « Pauvre crâne vide, que veux-tu me dire avec ta grimace ? » Entre le monde et moi existait je ne sais quel vitrail, peint en jaune, avec des raies de feu et des arabesques d’or, si bien que tout se réfléchissait sur mon âme comme sur les dalles d’un sanctuaire, embelli, transfiguré et mélancolique cependant, et rien que de beau n’y marchait. C’étaient des rêves plus majestueux et plus vêtus que des cardinaux à manteaux de pourpre. Ah ! quels frémissements d’orgue ! quels hymnes ! et quelle douce odeur d’encens qui s’exhalait de mille cassolettes toujours ouvertes ! Quand je serai vieux, écrire tout cela me réchauffera. Je ferai comme ceux qui, avant de partir pour un long voyage, vont dire adieu à des tombeaux chers. Moi, avant de mourir, je revisiterai mes rêves.

Eh bien, c’est fort heureux d’avoir une jeunesse pareille et que personne ne vous en sache gré. Ah ! à dix-sept ans si j’avais été aimé, quel crétin je ferais maintenant ! Le bonheur est comme la vérole : pris trop tôt, il peut gâter complètement la constitution.

La Bovary traînotte toujours, mais enfin avance. J’espère d’ici à quinze jours avoir fait un grand pas. J’en ai beaucoup relu. Le style est inégal et trop méthodique. On aperçoit trop les écrous qui serrent les planches de la carène. Il faudra donner du jeu. Mais comment ? Quel chien de métier ! Belle balle que celle de P. Chasles. Mais pourquoi « vieux ennemis » ?

Adieu ! mille tendresses, bonne Muse.

À toi, ton G.

  1. Fille de Cécrops, dont le temple était situé près de celui d’Athéna Poliade.