Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0383

Louis Conard (Volume 3p. 169-172).

383. À LOUISE COLET.
16 avril 1853, samedi, 1 heure.

C’est donc pour cela que j’ai été, hier, d’une tristesse funèbre, atroce, démesurée et dont j’étais stupéfait moi-même. Nous ressentons à distance nos contre-coups moraux. Avant-hier, dans la soirée, j’ai été pris d’une douleur aiguë à la tête, à en crier ; et je n’ai pu rien faire.

Je me suis couché à minuit. Je sentais le cervelet qui me battait dans le crâne, comme on se sent sauter le cœur quand on a des palpitations. Si le système de Gall est vrai et que le cervelet soit le siège des affections et des passions, quelle singulière concordance ! Voilà trois jours que j’en ai lâché le grec et le reste. Je ne m’occupe plus que de ma Bovary, désespéré que ça aille si mal.

Pauvre amie, comme ta lettre de ce matin est pleine de sanglots ! Voilà longtemps que tu me sembles dans un triste état, mais tu prends les choses trop ardemment. Eh bien ! quand tu échouerais au concours, tant pis ! Si c’est l’argent qui te gêne, demande-m’en. Quoique je n’en aie guère, le peu que je t’enverrai te fera toujours du bien. Pas de façons ! Qu’est-ce que ça fait ? Je n’en dînerai ni m’en chaufferai moins, et quant à l’Académie, je médite (en cas d’insuccès) une vengeance raide qui leur tapera sur les doigts et les fera lire, à l’avenir, les pièces à juger, avec plus d’attention. Mais je crois que Villemain va faire les cinq cents coups. C’est comme la bataille de Marengo. Tu la gagneras peut-être au moment où tu crois tout perdu. En tout cas, il sera inutile, lui, de l’envoyer promener. À quoi bon se faire un ennemi ! Il ne faut jamais obéir aux passions infructueuses. Tu t’es déjà attiré bien des chagrins par tes emportements, chère sauvage bien-aimée.

Croyez un vieux, gardez un peu de gentilshommes.

Si tu échoues, voici ce que je ferais à ta place (toutes les pièces refusées sont brûlées, n’est-ce pas, et il n’en reste rien ?). Je reprendrais mon Acropole (que tu m’apporterais à Mantes) ; nous reverrions tout, ne laissant rien passer comme à la Paysanne ; nous en ferions une chose parfaite, ce qui ne serait pas difficile. Le morceau des Barbares serait exécuté comme je l’ai conçu, c’est-à-dire on y taperait légèrement sur ceux qui échignent l’antique sous prétexte de le conserver. Badigeonneurs, faiseurs d’expurgata, professeurs, etc., on pourrait faire, là-dessus, un mouvement crâne et où l’Académie ne serait pas ménagée, sans la nommer. Puis, le lendemain du prix je publierais mon Acropole avec une note : « Ce poème n’a pas eu le prix ». L’insertion de ce poème se ferait dans un journal gouvernemental (puisque l’Académie est mal vue du gouvernement) et on y ajouterait un article où l’on se foutrait de l’Académie et de toi qui as eu la candeur de croire, etc.

Pourquoi Madame Colet concourt-elle ? Est-ce pour se faire juger ? On raillerait tes autres prix aux détriments de celui-là. L’Académie a fait son temps… c’est une chose jugée… puisqu’on parle d’économie pourquoi ne pas faire celle de supprimer ce corps caduc, etc. Qu’en penses-tu ? Ainsi, de toute façon, silence absolu. Mais j’ai encore bon espoir.

Je viens de relire deux fois la Paysanne. C’est superbe (sans exagération). Ça marche comme un chemin de fer, et c’est plein de couleur. Quoique je la susse presque par cœur, j’ai été attendri encore. Si je ne te renvoie pas l’épreuve aujourd’hui, c’est que je veux la faire lire à Bouilhet demain. Tu l’auras lundi soir. J’y ferais des corrections si je connaissais les signes. Mais j’appellerai ton attention sur quelques fautes de ponctuation. Il n’y a guère que celles-là et puis quelques espaces à observer entre les mouvements. Mais c’est bien dommage de n’avoir pas fait un volume diamant, comme Émaux et Camées. Ainsi, ça a l’air brochure. Il faut à toute force changer l’impression du titre. Tel que c’est, avec Poème de la femme plus gros, on croit qu’on va lire : le poème de la femme (et d’abord l’œuvre semble avoir des dimensions bien petites pour un titre si lourd), tandis que c’est la Paysanne, faisant partie du poème de la femme. La Paysanne doit donc être en plus gros caractères et attirer toute l’attention. Sois sûre que ce titre de « Poème de la femme » écarte les gens de goût (moi, par exemple) et bien des bourgeois. Il faut mettre :


LE POÈME DE LA FEMME.

PREMIER RÉCIT.
LA PAYSANNE.


en très gros caractères, car, encore une fois, c’est La Paysanne et, de la manière dont je dis, il y a moins de charlatanisme. Je crois cela très important[1]. Supprime aussi, aux annonces des autres récits, la femme intelligente, qui a l’air de faire une classe à part. La femme intelligente n’est pas un rang dans la société. Mets : la bonne, la bas-bleu, n’importe quoi, mais pas d’épithète qualificative. La femme intelligente, ainsi annoncée après la princesse, la servante, est d’un effet godiche, ou tout au moins naïf.

Je suis brisé de fatigues et de fatigue et d’ennui. Ce livre me tue ; je n’en ferai plus de pareils. Les difficultés d’exécution sont telles que j’en perds la tête dans des moments. On ne m’y reprendra plus, à écrire des choses bourgeoises. La fétidité du fonds me fait mal au cœur. Les choses les plus vulgaires sont, par cela même, atroces à dire et, quand je considère toutes les pages blanches qui me restent encore à écrire, j’en demeure épouvanté. À la fin de la semaine prochaine j’espère te dire pourtant quand est-ce qu’enfin nous nous verrons. Tu n’en as pas plus envie que moi. Ce sera dans trois semaines, je pense. Si un bon vent me soufflait, je n’en aurais pas pour longtemps.

Que c’est bête de se donner tout ce mal-là et que personne n’appréciera jamais ! Mais je me plains, quand c’est toi qu’il faut plaindre. Peut-être m’envoies-tu ta tristesse. Eh bien, prends donc toute ma force et mes baisers les plus tendres. Je mets ma bouche sur tes lèvres, mon cœur sur ton cœur.

Adieu, pauvre bonne muse, adieu, adieu.

Ton G.

  1. Le livre parut sous un aspect tout à fait contraire et, selon le conseil de Pelletan, sans nom d’auteur. Le Poème de la femme est seul apparent. La Paysanne est en caractères de sous-titre.