Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0372

Louis Conard (Volume 3p. 117-121).

372. À LOUISE COLET.
[11 mars 1853.]

Mon premier mouvement a été de te renvoyer ton manuscrit sans t’en dire un mot, puisque nos observations ne te servent à rien et que tu ne veux (ou ne peux) y voir clair. À quoi bon nous demander notre avis, et nous échigner le tempérament, si tout cela ne doit aboutir qu’à du temps perdu et des récriminations de part et d’autre ?

Je t’avoue que, si je ne me retenais, je t’en dirais bien plus et qu’il me vient à ce propos une tristesse grande. Quel cas dois-je faire de ta critique louangeuse à mon endroit, quand je considère que dans tes propres œuvres tu te méprends si étrangement ? Et si c’était encore pour soutenir des excentricités ! des traits originaux ! Passe encore. Mais non ! ce sont toujours des banalités que tu défends, des niaiseries qui noient ta pensée, de mauvaises assonances, des tournures banales. Tu t’acharnes à des misères. Quand je te dis que sardoine est le mot français de sardonix, qui est latin, tu me réponds que ça ressemble à sardine ! et pour cela tu fais deux vers durs :

Un Sardonix…
Un autre…


ornés d’un mot pédantesque. Ah ! si tu avais fait Melaenis nous aurions eu de la science ! Dans ta rage de corriger nos corrections, tu ajoutes des fautes. Le soyeux parasol. Les Grecs ne connaissaient pas la soie ; ou elle était tellement rare que c’était tout comme. Enfin n’est-ce pas un parti pris, lorsqu’on t’avertit de vers désagréables comme :

Il semble qu’il ondule en sa marche légère
Ainsi que sur la mer il glisse sur la terre


de remettre mer au lieu de flots etc., etc.

Que veux-tu que je te dise ? Il me semble que tu te mets complètement dans la blouse ? Où nous avions lié les phrases, tu les dénoues ! Garde donc tes à droite, tes à gauche, tes puis viennent à satiété, etc.

Tes objections techniques n’ont aucun sens. Je crois que ton idéal, en faisant l’Acropole, était de faire une description d’architecte. Cela me paraît t’avoir étrangement préoccupée.

Je devrais m’arrêter là. Une seule considération me fait continuer. Je sais combien, lorsqu’on sort d’une œuvre, on en est plein. Je te conseille donc de tâcher de revoir à froid ce que nous te disons.

Cette re-lecture du manuscrit me donne mal aux nerfs. Quel entêtement à garder des monstruosités !

Devant le Parthénon aboutissant enfin


Mais ton mouvement n’a plus de sens, après ta tournure de l’imparfait. Des colonnes ne ressemblent pas à des cols de cygne ! D’ailleurs, enfin, sois sûre que c’est la dernière fois que je m’en mêle. Ceci est trop fort ! Il fallait s’arrêter après la construction du Parthénon et le mouvement arrivait tout naturellement :

Le voilà ce temple sans tache


Nous avions là fondu deux strophes, mais toi tu aimes à redire les mêmes idées et en quels vers !

Qui seul devine la beauté
Des dieux dont la voix de son frère
Rend seule l’immortalité !


Une voix qui rend l’immortalité des dieux dont un autre devine la Beauté ! Et Phidias (jumeau d’Homère, charmante expression !) répété deux fois.  

L’aperçoivent dressant


mais non ! Aperçoivent son aigrette dressée. Ça a l’air qu’elle dresse en ce seul moment où ils l’aperçoivent.

IV. Même objection que pour la construction du Parthénon. Après avoir dit : on y va (aux Panathénées), montre-moi de suite les Panathénées comme après avoir dit on construit cela, tu me montres cela construit. Ce paragraphe intermédiaire ralentit le mouvement et ôte du lyrisme à ce qui suit ; et d’ailleurs fête aux divins ébats, ce que nous avions mis le valait, conviens-en.

Des têtes et des corps qui se groupent !
Couvrent leurs chastes corps de chastes draperies.


C’est du Delille ! et du pire.

Figurant des Titans…,


mais non ; figurent, qui finit bien mieux ta phrase et veut exactement dire la même chose.

La strophe « théâtre de Bacchus » est, à cause des 2e et 3e vers, d’une lenteur et d’un mal écrit désespérant, outre qu’elle était fort inutile, puisque nous commencions :

Dans les théâtres pleins


Mais non ! Tu tiens à ton théâtre de Bacchus ! et puis pourquoi l’imparfait, puisque c’est la même action qui se continue, le même tableau ? Achève-le donc ! Peut-on rien devoir (sic) de plus sec et de plus plat que la strophe :

Sous chaque forme l’art était une prière
...............
Dieu, suprême beauté !

V. Quant aux Barbares, à propos de quoi viennent-ils maintenant ? Il fallait surtout des Barbares intellectuels ! et d’armes bizarres !

Sur les trépieds d’or servant aux offrandes
Ils ont fait griller de sanglantes viandes.


Eh bien ? et les Grecs aussi faisaient rôtir de sanglantes viandes sur les trépieds d’or !

Qui, folles d’horreur, mouraient dans leurs bras


Mais on ne dit pas ça ! C’est inconvenant et indécent, mouraient ! D’ailleurs, où est la femme violée qui en soit morte ?

Qu’est-ce que vient faire là la Judée ! à quoi bon ? Quel fouillis !

Je trouve tout ce morceau des Barbares détestable.

Je vais aller à Rouen porter à Bouilhet ton manuscrit.

Je ne sais ni ce qu’il dira, ni ce qu’il fera. Quant à moi, mon dernier avis se résume en ceci (si tu ne veux pas suivre les autres) : garde les coupures que nous avons faites. Je ne te donne pas quinze jours pour être convaincue que nous avons en cela raison. Mais il sera, en cela, trop tard.

Adieu, indomptable sauvage. À toi, ton G.

P.-S. 2 h de l’après-midi.

Bouilhet est complètement de mon avis quant aux Barbares. Retranche-les, si tu ne prends pas les nôtres, et fais une strophe pour dire : les Barbares sont venus.

Bouilhet n’a pas encore reçu ta lettre.

4 h — dernière imprécation.

Par tous les Dieux ! écoute-nous donc pour tous les vers corrigés et les coupures !