Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0371

Louis Conard (Volume 3p. 112-117).

371. À LOUISE COLET.
Mercredi, 11 h du matin [9 mars 1853].

Je ne prétends pas, chère Muse, vouloir défendre nos corrections quand même. Il doit y avoir dans le grand nombre bien des taches, mais l’esprit général en est bon. Corrige ces corrections quant aux répétitions, mais dans leur sens autant que possible, comme nous avons fait nous-mêmes relativement à tes vers. En fait de répétitions je me rappelle, en effet, à deux places voisines

On dirait qu’ils sont nus
et
On eût dit

 
(à propos des vêtements) Nous n’avons pas omis de choses nécessaires.

Ne décris pas les Propylées. Songe donc qu’on en a déjà par-dessus les oreilles, de l’architecture. Personne ne te saura gré d’une fidélité aussi scrupuleuse. L’Art est avant l’Archéologie, et tu as déjà tant de colonnes ! etc. ! Passe, passe hardiment. Il faut à toute force que tes petits vers arrivent après ces deux magnifiques :

… pour tailler de sa main
Les blocs du Pentélique aussi durs que l’airain.

Arrête-toi là, au nom de Dieu ! Tu me dis : « ils ne restent indiqués que dans les ruines et on ne les voit pas debout, neuves et formant vestibule ». Mais qu’est-ce que ça fait ! C’est déjà bien assez. Je suis de cela sûr.

Ton poème ne pèche pas par la sécheresse, n’aie pas peur. C’est l’abondance au contraire qui peut causer de la fatigue. Tous ces détails « formant des ailes, servant de vestibule », etc., sont fastidieux. C’est trop didactique et enfin, j’en reviens toujours là, il faut s’arrêter infailliblement aux vers cités que je trouve sublimes de raide et de net. Voilà une facture au moins !

Adopte donc nos coupures. Seulement si nous avons laissé des répétitions, corrige-les. Il y en avait dans le premier morceau (les hexamètres du commencement) que nous n’avons pas eu le temps de changer ; ainsi :

Diadème éthéré
et plus bas :
Corinthe couronnée
Sa tête illuminée.


C’est à peu près la même idée, mais n’importe. Causons maintenant des Barbares : c’est grave.

Pour faire complètement bien ce morceau, il eût fallu ne pas ménager deux classes de citoyens auxquels il nous est interdit de toucher : 1o les prêtres, 2o les académiciens eux-mêmes. Ce sont ces deux genres d’animaux féroces qui, quant à l’idée du Beau (l’idée antique), ont fait plus de mal que les Attila et les Alaric. Nous ne pouvons donc rendre notre pensée qu’avec des adoucissements sans nombre et une atténuation originelle qui l’affaiblit de soi-même ; et il faut aller auprès du but et non au but.

Ton morceau n’était pas bon. Il était même mal écrit, mou, trop long d’ailleurs et ne disait rien des autres Barbares (ou trop peu). Celui de Bouilhet, et dont toute la seconde partie a été faite par nous deux, me semble plus approchant. Si tu crois que l’on y verra une main différente et que cela pourra compromettre le succès, je ne dis plus rien. Mais tu n’y as pas compris des choses pourtant fort compréhensibles. Ainsi :

Opposiez des seins nus aux boucliers d’airain


C’est vous qui opposiez des seins nus, vos seins nus aux boucliers d’airain (des Grecs). Les barbares, en effet, étaient sans armes défensives. Tu me dis « que ça laisse à peine deviner les viols des Grecques ». Mais à quoi bon parler du viol des Grecques ? Ce n’est pas là ce qu’on a voulu dire ; c’est seulement un détail pittoresque pour peindre les Barbares.

L’observation sur les répétitions de flancs nus est plus fondée ; tâche d’y obvier.

Fleuve où le grand Homère emplit son urne d’or


Il y a en effet déjà l’Ilissus et bien des flots.

La première version était :

Ils ont dit : que la source était empoisonnée
D’où jaillit l’Iliade ainsi qu’un flot sacré.


mais les deux premiers de la stance n’ont pu être trouvés. Vois… cherche.

Si tu as peur que l’on croie que ce fleuve est l’Ilissus, change plus haut (je cite de mémoire) :

Des sommets de l’Hymette aux bords de l’Ilissus.

Mais le dernier de cette stance-là est bon, bon :

Ont écrasé la gloire en passant par-dessus.

Ce morceau des Barbares me paraît d’ensemble très pompeux, lyrique et gueulard. C’est pour cela qu’il me plaît.

Des pôles du Nord, du fond de l’Asie


est lourd comme tout et commun de forme ; fais donc plus d’attention à la pâte générale du style. Si nos Barbares ne te vont pas (moi je tâcherais seulement d’en enlever les taches (répétitions) dont nous convenons ensemble), refais-les dans ce mouvement et dans ce rythme (par stances de 4) qui est très ferme, et en suivant le plan (puisque nous y avons les entournures gênées). Eh bien ! tu n’y as pas relevé ce qui est incontestablement le plus mauvais et même la seule vraie faute, à savoir : le passé glorieux.

Tu ne me dis pas si tu approuves l’allusion finale. Sois sûre que toutes nos corrections ont été mûrement délibérées. Nous y avions d’abord passé tout l’après-midi du jeudi. Bouilhet y a travaillé vendredi et samedi et dimanche. Nous avons encore revu le tout et nous sommes mis au travail le soir. Pour moi, il me semble que j’y vois clair. Si nous avions pu de suite avoir le poème recopié, je te jure bien qu’on te l’aurait renvoyé propre tout à fait.

Pour notre plaisir personnel, aie l’obligeance, dans la copie que je recevrai vendredi, de me mettre en marge nos corrections parmi celles que tu n’adoptes pas, afin que nous voyions clairement lequel est (sic) à raison. Tu comprends ?

Vandales et Germains ; tâche de trouver quelque chose de synthétique, si tu veux.

J’attends donc, vendredi, une copie comme je te l’indique. Nous te la renverrons immédiatement. J’irai à Rouen exprès et nous y passerons ensemble tout l’après-midi.

Adieu, bonne chance, mille caresses.

À toi. Ton G.

Pour te désagacer, sache que la Sylphide et Bouilhet ne s’écrivent plus. Tout me semble tombé à l’eau. Il l’a décidément envoyée faire […] par d’autres.

Je ne vois pas pourquoi il faut qu’Athènes soit nommée avant d’en venir au mouvement de Vénus. Tu as peut-être raison ; je n’en sais rien. Mais « ce n’était pas Vénus » suit parfaitement comme nous l’avions fait. Voilà ce dont je me rappelle. On sait bien que c’est d’Athènes que tu parles et tout à l’heure tu as :

… oui, Athènes, Minerve fut ta mère…