Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0369
Nous causerons demain de l’Acropole. Parlons donc ce soir de nous et des autres. Et d’abord, quitte pour toujours ce système de travail hâtif, qui use la santé et la pensée. On gâche ainsi toutes ses forces nerveuses et intellectuelles. Habitue-toi à t’y prendre d’avance, à travailler plus lentement. Quand je me suis trouvé avec toi, lorsque tu faisais des corrections, tu ne saurais croire, bonne Muse, combien souvent tu m’irritais nerveusement par ta précipitation à passer d’une idée à l’autre, à adopter un synonyme, à le rejeter, etc… Il faut se cramponner à une chose et y rester, jusqu’à ce qu’on l’ait décrochée complètement.
Tu admires la facture de Bouilhet : il a passé dernièrement dix jours pour changer deux vers. Il est vrai que c’est la plus belle méthode pour crever de faim et pour avoir envie, dans des moments, de se casser la gueule (si l’on peut s’exprimer ainsi), comme il m’est advenu hier, toute la soirée. Quelle désespérante chose qu’un long travail, quand on y met de la conscience ! J’ai fait, depuis que nous nous sommes quittés, 8 pages ; et quand je pense que j’en ai encore 250 ! que dans un an je n’aurai pas fini ! et puis les doutes sur l’ensemble qui vous empoignent au milieu de tout ça ! Quel foutu métier ! Quelle sacrée manie ! Bénissons-le pourtant ce cher tourment. Sans lui il faudrait mourir. La vie n’est tolérable qu’à la condition de n’y jamais être.
Tu donnes en plein dans les embûches de la Sylphide, ô muse naïve ! La lettre envoyée à Énault lui faisait entendre que la protection pouvait bien être demandée pour Bouilhet et sa réponse, à lui Énault, a été écrite pour être montrée (premier but atteint). La ficelle « vous voyez bien qu’elle n’est pas tendre » est donc une corde à puits. Le mot « les hommes sont bêtes et drôles » dit pour être rapporté ! (second but atteint). Puis un peu de poésie, les arbres, la neige et enfin ce bon Capitaine, qui arrive à la fin, à propos de rien du tout, mais pour pallier l’allusion et sucer la blessure après l’avoir faite. J’oubliais la blanche main (voir L’Hallali[1]). Ah ! si j’avais affaire seulement pendant un mois à une créature semblable, je la ferais écumer de rage ! Comme c’est bête les finesses ! et que les malins sont faibles !
Je ne t’adresserai pas mon jeune homme (Crépet), d’abord parce qu’il est à Paris maintenant. Il viendra me dire adieu dans un mois, où il doit partir pour l’Angleterre et de là voyager pendant trois ou quatre ans. Tu l’as embelli (comme tu fais de toutes choses et de toutes gens). Il est de notre monde, mais pas de notre sang. Il rêve et n’écrit point. Les idées sociales le préoccupent ; il a fait sortir du bordel une fille qu’il voulait régénérer, etc… Cela creuse un abîme entre moi et lui. Un seul fait, comme un seul mot, vous ouvre des horizons. Mes enthousiasmes à moi ont une autre pente et toutes mes extravagances n’ont jamais été que des arabesques qui s’enlaçaient sur la ligne droite d’une seule idée. L’âpreté lui manque. Sa mère est morte de la poitrine et son frère aussi. C’est peut-être là la cause.
Physiquement, c’est un grand diable assez laid ; mais je le crois une nature fort tendre, féminine et, en somme, un pauvre cœur assez souffrant, un esprit sans direction, une vie sans but.
En fait de nouvelles, Madame Vasse et sa fille sont parties aujourd’hui. En voilà encore deux qui ne bénissent pas la Providence ! (et elles ont raison).
Partout où l’on regarde, on ne voit que pleurs, malheurs, misère, ou bien bêtise, infamie, lâchetés, canailleries et autres menus suffrages comme dirait Rabelais.
Et les vers de Poncy[2] ! Qu’en dirons-nous ? Est-ce suffisamment lourd ? Quelle invention que celle des poètes ouvriers ! Et quels cocos sans muscles que tous ces bons garçons-là, avec leurs mains sales !
Quant au Livre posthume, la fin répond au commencement. J’ai admiré comme toi la Croix, Porcia, le couvre-pied, etc. Il a fourré là jusqu’à un rêve qu’il a fait en voyage et que je l’ai vu écrire ; il n’en a pas changé trois phrases. Pour lui, ce bon Maxime, je suis maintenant incapable à son endroit d’un sentiment quelconque. La partie de mon cœur où il était est tombée sous une gangrène lente, et il n’en reste plus rien. Bons ou mauvais procédés, louanges ou calomnies, tout m’est égal et il n’y a pas là dédain. Ce n’est point une affaire d’orgueil, mais j’éprouve une impossibilité radicale de sentir à cause de lui, pour lui, quoi que ce soit, amitié, haine, estime ou colère. Il est parti comme un mort et sans même me laisser un regret. Dieu l’a voulu ! Dieu soit béni ! La douceur que j’ai éprouvée dans cette affection (et que je me rappelle avec charme) atténue sans doute l’humiliation où je pourrais être de l’avoir eue. Une chose m’a fait sourire dans sa phrase de « la large épaule ». Il aurait pu choisir une comparaison plus heureuse. C’est sur cette épaule pourtant qu’à la mort de sa grand’mère je l’ai porté, comme un enfant, lorsque, l’arrachant de son cadavre où il pleurait, criait, appelait les anges, parlant de là-haut, etc., je l’ai pris d’un bras et l’ai enlevé tout d’un bond jusque sur sa terrasse. Je me rappelle aussi que je lui ai arrangé un duel, à cet homme si brave, etc., etc. Ah ! les hommes d’action ! les actifs ! comme ils se fatiguent et nous fatiguent pour ne rien faire, et quelle bête de vanité que celle que l’on tire d’une turbulence stérile !
L’action m’a toujours dégoûté au suprême degré. Elle me semble appartenir au côté animal de l’existence (qui n’a senti la fatigue de son corps ! combien la chair lui pèse !). Mais quand il l’a fallu, ou quand il m’a plu, je l’ai menée, l’action, et raide, et vite et bien. Pour sa croix d’honneur, à Du Camp, j’ai fait en une matinée ce qu’à cinq ou six gens d’action qu’ils étaient là ils n’avaient pu accomplir en six semaines. Il en a été de même pour mon frère, quand je lui ai fait avoir sa place. De Paris où j’étais, j’ai enfoncé toute l’école de médecine de Rouen et fait écrire par le roi au préfet pour lui forcer la main. Les amis qui me considéraient étaient épouvantés de mon toupet et de mes ressources. Le père Degasc (ancien pair de France, ami de mon père) en était si ébahi qu’il voulait sérieusement me faire entrer dans la diplomatie, prétendant que j’avais de grandes dispositions pour l’intrigue. Ah ! quand on sait rouler une métaphore on peut bien peloter des imbéciles. L’incapacité des gens de pensée aux affaires n’est qu’un excès de capacité. Dans les grands vases, une goutte d’eau n’est rien et elle emplit les petites bouteilles.
Mais la durée est là qui nous console. Que reste-t-il de tous les actifs, Alexandre, Louis XIV, etc., et Napoléon même, si voisin de nous ? La pensée est comme l’âme, éternelle, et l’action comme le corps, mortelle. J’étais en train de philosopher ce soir, mais je n’ai plus une seule feuille de papier à lettres et il est temps d’aller se coucher. Adieu donc, mille baisers sur tes beaux yeux.