Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0368

Louis Conard (Volume 3p. 102-106).

368. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de dimanche, 1 heure et demie.
[27-28 février 1853]

Il est bien tard, et je devrais me coucher. Mais c’est demain dimanche, je me reposerai. Je veux te dire tout de suite, chère Muse, combien je t’aime, d’abord, et comme tes deux dernières courtes lettres m’ont fait plaisir. Elles ont un souffle qui m’a gonflé, je crois, car je suis dans le même état lyrique que toi. J’y ai vu que tu étais emportée dans l’art et que tu roulais dans la houle intellectuelle, ballottée à tous les grands vents apolloniques. C’est bien, c’est bien, c’est bon. Nous ne valons quelque chose que parce que Dieu souffle en nous. C’est là ce qui fait même les médiocres forts, ce qui rend les peuples si beaux aux jours de fièvre, ce qui embellit les laids, ce qui purifie les infâmes : la foi, l’amour. « Si vous aviez la foi vous remueriez les montagnes. » Celui qui a dit cela a changé le monde, parce qu’il n’a pas douté.

Garde-moi toujours cette rage-là. Tout cède et tout pète à la fin, devant les obstinations suivies. J’en reviens toujours à mon vieil exemple de Boileau : ce gredin-là vivra autant que Molière, autant que la langue française, et c’était pourtant un des moins poètes des poètes. Qu’a-t-il fait ? Il a suivi sa ligne jusqu’au bout et donné à son sentiment si restreint du Beau toute la perfection plastique qu’il comportait.

Ta Paysanne a du mal à paraître. C’est justice. Voilà une preuve que c’est beau. Pour les œuvres et pour les hommes médiocres, le hasard est bon enfant. Mais ce qui a de la valeur est comme le porc-épic, on s’en écarte. Une des preuves qui m’auraient convaincu de la vocation de Bouilhet, si j’en eusse douté, c’est qu’à Rouen, dans son pays et où il est connu, pas un journaliste n’a même cité son nom. On objectera qu’ils ne peuvent le comprendre, et j’accepte l’objection qui me donne raison. Ou bien c’est qu’ils l’envient, et qu’ils font bien alors ! De même l’ami Gautier fait des réclames pour E. Delessert, qu’il connaît à peine, et ne souffle mot de l’ami Bouilhet. Est-ce clair ? Envoie demain, à n’importe quel journal, ta Paysanne éreintée, fais-y une fin sentimentale, une nature factice, des paysans vertueux, quelques lieux communs sur la moralité, avec un peu de clair de lune parmi les ruines, à l’usage des âmes sensibles, le tout entremêlé d’expressions banales, de comparaisons usées, d’idées bêtes, et que je sois pendu si on ne l’accepte. Mais patience, la vérité a son tour ; elle possède en soi-même une force divine et, quoiqu’on l’exècre, on la proclame. On a de tout temps crié contre l’originalité ; elle finit pourtant par entrer dans le domaine commun et, bien que l’on déclame contre les supériorités, contre les aristocrates, contre les riches, on vit néanmoins de leurs pensées, de leur pain. Le génie, comme un fort cheval, traîne à son cul l’humanité sur les routes de l’idée. Elle a beau tirer les rênes et, par sa bêtise, lui faire saigner les dents, en hocquesonnant tant qu’elle peut le mors dans sa bouche. L’autre, qui a les jarrets robustes, continue toujours au grand galop, par les précipices et les vertiges.

J’attends lundi matin l’Acropole et, comme il faut se dépêcher, je la lirai, je la porterai de suite à Rouen à Bouilhet. Nous la lirons et, chez lui, je t’écrirai en te renvoyant le tout.

Pour un autre travail, ce procédé de composition ne serait pas bon. Il faut écrire plus froidement. Méfions-nous de cette espèce d’échauffement, qu’on appelle l’inspiration, et où il entre souvent plus d’émotion nerveuse que de force musculaire. Dans ce moment-ci, par exemple, je me sens fort en train, mon front brûle, les phrases m’arrivent, voilà deux heures que je voulais t’écrire et que de moment en moment le travail me reprend. Au lieu d’une idée, j’en ai six et, où il faudrait l’exposition la plus simple, il me surgit une comparaison. J’irais, je suis sûr, jusqu’à demain midi sans fatigue. Mais je connais ces bals masqués de l’imagination d’où l’on revient avec la mort au cœur, épuisé, n’ayant vu que du faux et débité des sottises. Tout doit se faire à froid, posément. Quand Louvel a voulu tuer le duc de Berry, il a pris une carafe d’orgeat et n’a pas manqué son coup. C’était une comparaison de ce pauvre Pradier et qui m’a toujours frappé. Elle est d’un haut enseignement pour qui sait la comprendre. Ayant du reste peu de temps à toi, il eût été impossible de faire autrement et ce n’est pas encore donné à tout le monde de posséder en soi-même une boîte à cantharides d’où l’on tire le moyen de se faire […] à volonté.

J’ai revu, jeudi, mon jeune homme et qui m’a plus intéressé que la première fois. Il m’a conté beaucoup de choses de son cœur intéressantes. Il cherche (mais naïvement et sans pose ; conséquemment c’est respectable) un idéal, une femme à aimer toute sa vie, avec qui passer une existence intelligente, entourée d’enfants et dénuée de soucis, etc… J’ai été grand ! je me suis montré pontifical et olympien ! Je l’ai prêché avec une envergure chevelue. « Jeune homme, lui ai-je dit, etc. »

Ma préface du Dictionnaire des idées reçues me tourmente. J’en ai fait le plan par écrit. J’ai passé l’autre jour deux heures de suite à rêver (à propos de Juvénal que je lisais) un grand roman romain. Mon livre XVIIIe siècle m’est revenu hier. La Bovary marche son petit train et se dessine dans l’avenir. Il n’est pas jusqu’à ce malheureux grec qui ne me semble se débrouiller. Je crois que le ramollissement de cervelle diagnostiqué par Du Camp n’arrive pas encore. Ah ! ah ! mais je les casserais sur elle, tous ces petits braves compagnons-là, comme les commis voyageurs brisent sur leur front les assiettes d’auberge, par facétie.

Si je cherche un peu d’où vient mon bon état (présent), c’est peut-être à deux causes : 1o d’avoir vu l’autre jour ce brave garçon qui enfin parle notre langue ; on a plaisir à trouver des compatriotes dans la vie ; 2o à la société de Mme Vasse (tu sais, cette dame qui est ici). Elle a longtemps habité l’Orient. Nous en causons à table ; cela me ranime et me fait passer dans la tête de grands coups de vent qui m’emportent. Si fort que l’on ait l’orgueil de se croire, l’élément extérieur est bon quelquefois. Mais c’est si rare de trouver un lit pour ses fatigues ! Adieu, toi qui es l’édredon où mon cœur se pose et le pupitre commode où mon esprit s’entr’ouvre. Adieu encore, et mille toutes sortes de tendresses. À toi.