Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0365

Louis Conard (Volume 3p. 92-96).

365. À LOUISE COLET.
[Croisset] Samedi, minuit [29-30 janvier 1853].

Oui, chère Muse, je devais t’écrire une longue lettre, mais j’ai été si triste et embêté que je n’en ai pas eu le cœur. Est-ce l’air ambiant qui me pénètre ? mais de plus en plus je me sens funèbre. Mon sacré nom de Dieu de roman me donne des sueurs froides. En cinq mois, depuis la fin d’août, sais-tu combien j’en ai écrit ? Soixante-cinq pages ! dont trente-six depuis Mantes ! J’ai relu tout cela avant-hier, et j’ai été effrayé du peu que ça est et du temps que ça m’a coûté (je ne compte pas le mal). Chaque paragraphe est bon en soi, et il y a des pages, j’en suis sûr, parfaites. Mais précisément à cause de cela, ça ne marche pas. C’est une série de paragraphes tournés, arrêtés, et qui ne dévalent pas les uns sur les autres. Il va falloir les dévisser, lâcher les joints, comme on fait aux mâts de navire quand on veut que les voiles prennent plus de vent. Je m’épuise à réaliser un idéal peut-être absurde en soi. Mon sujet peut-être ne comporte pas ce style. Oh ! heureux temps de Saint-Antoine, où êtes-vous ? J’écrivais là avec mon moi tout entier ! C’est sans doute la faute de la place ; le fond était si ténu ! Et puis, le milieu des œuvres longues est toujours atroce (mon bouquin aura environ 450 à 480 pages ; j’en suis maintenant à la page 204). Quand je serai revenu de Paris, je m’en vais ne pas écrire pendant quinze jours et faire le plan de toute cette fin jusqu’à la baisade, qui sera le terme de la première partie de la deuxième. Je n’en suis pas encore au point où je croyais arriver pour l’époque de notre entrevue à Mantes. Vois quel amusement ! Enfin, à la grâce de Dieu ! Dans huit jours nous serons ensemble ; cette idée me dilate la poitrine.

Je ne t’engage pas à inviter Villemain et, avec ma vieille psychologie de romancier, voici mes motifs : 1o tu as besoin de lui pour ton prix ; 2o nous sommes jeunes ; 3o il est vieux. Qui te dit qu’il ne sera pas embêté du petit prônage de Bouilhet ? Ces gens sur le déclin sont jaloux ; ici pas d’objection, c’est une règle. De plus, comme il te fait la cour et que c’est un homme fin, il s’apercevra (ou on lui dira, ou il le supposera, ou il finira par le savoir) que la place désirée est prise, et par moi, second motif pour l’indisposer. Garde toutes ses bonnes volontés et, sans faire la coquette, laisse toujours du vague. Il ne faut pas s’endormir sur le fricot, comme eût dit ce bon Pradier. Je crois donc que ce serait maladroit que de l’inviter à ta soirée. Tu penses bien que, pour moi personnellement, sa connaissance me serait plutôt agréable. Mais comme, en cette circonstance, elle n’est utile à aucun de nous trois, et qu’il pourrait au contraire sortir de là avec un peu de mauvais vouloir à ton endroit, il vaut mieux s’abstenir.

C’est comme pour Jourdan : nous n’avons besoin d’aucune relation (indirecte) avec Du Camp. Il irait clabauder chez lui ce qui s’est fait et dit chez toi. Je peux l’y revoir le lendemain ; ce seraient des questions. Non, non. Enfin, mon troisième refus est relatif à Béranger. Bouilhet ne demande pas mieux que d’y aller avec toi ; mais moi, qui n’ai aucun titre, je ne puis vous accompagner. Quant à tout le reste, j’adhère à tes plans. Pour en finir des affaires du monde, mon dernier avis relativement à B[ouilhet] : ne fais pas lire de ses vers devant un public nombreux. Il t’en supplie et moi aussi. Tu comprends que ce garçon finirait par avoir l’air de sortir de dessous ton cotillon. Dans le commencement c’était bon ; mais maintenant qu’il a déjà publié plusieurs fois, ça le restreint. Quand les intimes resteront, à la bonne heure !

Quel imbécile que ce Buloz ! Quelle brute ! quelle brute ! Tout cela vous donne des envies de crever. Je comprends depuis un an cette vieille croyance en la fin du monde que l’on avait au moyen âge, lors des époques sombres. Où se tourner pour trouver quelque chose de propre ? De quelque côté qu’on pose les pieds on marche sur la merde. Nous allons encore descendre longtemps dans cette latrine. On deviendra si bête d’ici à quelques années que, dans vingt ans, je suppose, les bourgeois du temps de Louis-Philippe sembleront élégants et talons rouges. On vantera la liberté, l’art et les manières de cette époque, car ils réhabiliteront l’immonde à force de le dépasser. Quand on est harassé de soucis, quand on se sent dans la tête la vieillesse de toutes les formes connues, quand enfin on se pèse à soi-même, si de mettre la tête à la fenêtre au moins vous rafraîchissait ! Mais non, rien du dehors ne vous rassérène. Au contraire, au contraire !

Mes lectures de Rabelais se mêlent à ma bile sociale, et il s’en forme un besoin de flux auquel je ne donne aucun cours et qui me gêne même, puisque ma Bovary est tirée au cordeau, lacée, corsée et ficelée à étrangler. Les poètes sont heureux ; on se soulage dans un sonnet ! Mais les malheureux prosateurs, comme moi, sont obligés de tout rentrer. Pour dire quelque chose d’eux-mêmes, il leur faut des volumes et le cadre, l’occasion. S’ils ont du goût, ils s’en abstiennent même, car c’est là ce qu’il y a de moins fort au monde, parler de soi.

Pourtant j’ai peur qu’à force d’avoir de ce fameux goût, je n’en arrive à ne plus pouvoir écrire. Tous les mots maintenant me semblent à côté de la pensée, et toutes les phrases dissonantes. Je ne suis pas plus indulgent pour les autres. J’ai relu, il y a quelques jours, l’entrée d’Eudore à Rome (des Martyrs), qui passe pour un des morceaux de la littérature française et qui en est un. Eh bien, c’est fort pédant à dire, mais j’ai trouvé là cinq ou six libertés que je ne me permettrais pas. Où est donc le style ? En quoi consiste-t-il ? Je ne sais plus du tout ce que ça veut dire. Mais si, mais si pourtant ! Je me le sens dans le ventre.

Nous allons encore bien causer dans huit jours, bien nous embrasser, bien nous chérir. L’idée de ton contentement, si mon œuvre est réussie plus tard, n’est pas un de mes moindres soutiens, bonne Muse. Je rêve ton admiration comme une volupté. Cette pensée est mon petit bagage de route, et je la passe sur mon cerveau en sueur comme une chemise blanche. Toi, tu as fait une bonne chose ; ta Paysanne va réussir si le Pays en veut (mais ces messieurs aussi doivent être pudiques). Tu vas avoir de suite plus de lecteurs que tu n’en aurais eu à la Revue.

Bouilhet a un clou au cou. Il est en dispositions énergiques pour Edma et se fait des résolutions. Moi, je crois qu’il va m’en venir au nez. Enfin, nous t’arriverons toujours samedi vers six ou sept heures du soir. La Seine est débordée. Je ne sais comment j’irai à Rouen. Il me faudra prendre le bateau, et les heures ne coïncideront peut-être pas avec le chemin de fer. En tout cas nous irons dîner avec toi, et si d’ici à samedi tu ne recevais aucune lettre, c’est qu’il n’y aurait rien de changé dans nos plans. Peut-être mercredi ou jeudi t’enverrai-je un simple mot pour te dire : j’arrive. Adieu donc, à bientôt, dans huit jours à cette heure-ci. À toi, à toi.

Ton Gustave.

Tiens-tu absolument à mes Notes de voyage ? Moi je crois que maintenant il faudrait (sic) mieux que tu ne les lises pas. Tout ce qui est étranger au travail en distrait.