Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0366
Je n’ai rien fait depuis que je t’ai quittée, chère et bonne muse, si ce n’est penser à toi et m’ennuyer. Mon rhume continue. Je me chauffe à outrance et je regarde la neige tomber, mon feu brûler. Aujourd’hui pourtant je me suis remis à la Bovary ; je rêvasse à l’esquisse, j’arrange l’ordre, car tout dépend [de] là : la méthode. Mais ça vient bien lentement, ou plutôt ça ne vient pas. Il faut que je fasse immédiatement quelque chose de fort difficile en soi : à savoir cette haine qui vous prend tout à coup à regarder certaines gens que l’on ne déteste pas encore. Pour écrire passablement ces choses-là, il faut surtout les sentir et j’ai du mal à me faire sentir. Les érections de la pensée sont comme celles du corps ; elles ne viennent pas à volonté ! Et puis je suis une si lourde machine à remuer ! Il me faut tant de préparations et de temps pour me remettre en train !
Comme nous avons été heureux à ce voyage ! Comme nous nous sommes aimés ! Mais la prochaine entrevue sera meilleure encore. Ce sera à Mantes, au printemps. Là, nous sommes plus à nous, et rien qu’à nous. J’aurai une bonne tartine encore de faite ; toi, ton Acropole terminée, le prix décidé ? espérons-le, le plan de ton drame écrit. Après cette fois-là, encore deux ou trois autres, et puis mon installation à Paris et l’inauguration de mon logement par cinq ou six bonnes séances passées à lire la Bovary. Allons, du courage, pauvre amie. Pioche l’Acropole, fais-nous de grands vers cornéliens, cela est dans ta corde. Tu as naturellement le vers tendu et pompeux (quand il n’est pas flasque, banal). Veille surtout à la correction, pour ces messieurs. Tu sais quels pédants, et ils ont raison de l’être. Si on leur ôtait cela, que leur resterait-il ?
J’ai envoyé ta lettre à Bouilhet et j’ai reçu de lui ce matin, par la poste, un mot où il me dit qu’il travaille ferme. Pas un mot de la Diva. Mais je crois qu’il en a reçu une lettre, car il me dit : « Je t’apporterai un morceau de prose que j’ai reçu. » Je serais étonné, au ton de son billet, si lui avait écrit. Nous viderons cette affaire-là définitivement dimanche.
Tantôt j’ai fait un peu de grec et de latin, mais pas raide. Je vais reprendre, pour mes lectures du soir, les Morales de Plutarque. C’est une mine d’érudition et de pensées intarissable. Comme l’on serait savant, si l’on connaissait bien seulement cinq à six livres !
J’avais depuis quelque temps, sur ma table de nuit, Gil Blas ; je le quitte. C’est léger en somme (comme psychologie et poésie, j’entends). Après Rabelais d’ailleurs, tout semble maigre. Et puis c’est un coin de la vérité, rien qu’un coin. Mais comme c’est fait ! N’importe, j’aime les viandes plus juteuses, les eaux plus profondes, les styles où l’on en a plein la bouche, les pensées où l’on s’égare.
Adieu, je n’ai rien à te dire ; je n’ai pas l’énergie de t’écrire. Avant de reprendre mon travail, j’éprouve toujours ainsi des hébétements de tristesse. Ton souvenir vient par dessus et m’achève. Je sais que cela passera, c’est ce qui me console. Il faut donner quelque peu à la faiblesse humaine et lâcher la bride à la mélancolie ; c’est le moyen qu’elle soit plus calme.
Adieu encore, mille baisers partout. Ma prochaine sera plus longue ; et toi, écris-moi de longues lettres.
À toi, à toi. Ton G.