Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0340

Louis Conard (Volume 3p. 6-12).

340. À LA MÊME.
Mercredi, minuit. [1er  septembre].

Chère et bonne Louise, j’ai été tantôt à Rouen (j’avais à y chercher un Casaubon à la Bibliothèque) et j’ai rencontré par hasard le jeune Bouilhet chez lequel je devais aller ensuite. Il m’a montré ta lettre. Permets-moi de te donner, ou plutôt de vous donner un conseil d’ami et, si tu as quelque confiance en mon flair, comme tu dis, suis-le ; je te demande ce service pour toi. Ne publie pas la pièce qu’il t’a adressée. Voici mes raisons : elle vous couvrirait de ridicule tous les deux. Les petits journaux qui n’ont rien à faire ne manqueraient pas de blaguer sur les regards de flamme, les bras blancs, le génie, etc… et la Reine ! surtout. Ne touchez pas à la Reine deviendrait un proverbe. Cela te ferait du tort, sois-en sûre. S’ils étaient bons, ces vers, au moins ; mais c’est que la pièce est assez médiocre en elle-même (je la connaissais et ne t’en avais point parlé pour cela). Tu t’es d’ailleurs révoltée toi-même contre cette association du physique et du moral que je trouve ici outrée et même maladroite.

Qui ne vante nos vers qu’en vantant nos beaux yeux. On vous associerait dans un tas de charges. La pièce, étant la plus faible jusqu’à ce jour que Bouilhet ait faite, lui nuirait (songes-y un peu) et, quant à toi, à part la petite gloriole d’un instant de la voir imprimée, te ferait peut-être un mal plus sérieux. Il n’avait point réfléchi à tout cela et riait seulement de ta résolution. Nous sommes convenus qu’il t’en referait une plus sérieuse et plus publiable. Tu es une très belle femme mais meilleur poète encore, crois-moi. Je saurais où en aller trouver qui aient la taille plus mince, mais je n’en connais pas d’un esprit plus haut quand toutefois le…, que j’aime entre parenthèses, ne le fait pas déchoir. Tu vas te révolter, je le sais bien ; mais je te conjure de réfléchir et, plus, je te supplie de suivre mon avis.

Si tu avais toujours eu un homme aussi sage que moi pour [te] conseiller, bien des choses fâcheuses ne te seraient pas arrivées. Comme artiste et comme femme, je ne trouve pas cette publication digne.

Le public ne doit rien savoir de nous. Qu’il ne s’amuse pas de nos yeux, de nos cheveux, de nos amours. (Combien d’imbéciles accueilleront ces vers d’un gros rire !) C’est assez de notre cœur que nous lui délayons dans l’encre sans qu’il s’en doute. Les prostitutions personnelles en art me révoltent, et Apollon est juste : il rend presque toujours ce genre d’inspiration languissante ; c’est du commun. (Dans la pièce de Bouilhet il n’y a pas un trait neuf ; on y sent, en dessous, une patte habile ; voilà tout.)

Console-toi donc et attends une autre pièce où tu seras chantée mieux de toute façon et d’une manière plus durable. C’est une affaire convenue, n’est-ce pas ?

Si quelqu’un t’outrage là-dessus, comment répondre ? Il faut pour ces genres d’apothéoses une œuvre hors ligne. Alors ça dure, fût-ce adressé à des crétins ou à des bossus. Sais-tu ce qui te manque le plus, à toi ? le discernement. On en acquiert en se mettant des éponges d’eau froide sur la tête, chère sauvage.

Tu fais et écris un peu tout ce qui te passe par la cervelle, sans t’inquiéter de la conclusion ; témoin la pièce des Fantômes[1].

C’était une belle idée et le début est magistral, mais tu l’as éreintée à plaisir. Pourquoi la femme spéciale, au lieu de la femme en général ? Il fallait, dans la première partie, montrer l’indifférence de l’homme et, dans la seconde, l’impression morne de la femme. Si ses fantômes sont plus nets, c’est qu’ils ont passé moins vite ; c’est qu’elle a aimé et que l’homme n’a fait que jouir. Chez l’un c’est froid, chez l’autre c’est triste. Il y a oubli chez l’un et rêve chez l’autre, étonnement et regret. C’est donc à refaire.

Voilà que tu deviens bonne. Ce qui t’est personnel est plus faible maintenant que ce qui est imaginé (tu as été moins large en parlant de la femme que de l’homme). J’aime ça, que l’on comprenne ce qui n’est pas nous ; le génie n’est pas autre chose, ma vieille : avoir la faculté de travailler d’après un modèle imaginaire qui pose devant nous. Quand on le voit bien, on le rend.

La forme est comme la sueur de la pensée ; quand elle s’agite en nous, elle transpire en poésie.

Je reviens aux Fantômes. Je garderais jusqu’au § iii et je ferais un parallélisme plus serré. Il faut aussi que l’on sente plus nettement les deux voix qui parlent. En un mot ta pièce (telle qu’elle est) est au début large comme l’humanité et, à la fin, étroite comme l’entre-deux des cuisses.

Ne te laisse pas tant aller à ton lyrisme. Serre, serre, que chaque mot porte. La fin des Fantômes bavache et n’a plus de rapport avec le commencement. Il n’y a pas de raison avec un tel procédé pour t’arrêter ; il ne faut pas rêver, en vers, mais donner des coups de poings.

Je ne fais point de remarque marginale sur la seconde partie, parce que presque rien ne m’en plaît ; mais ce qui me plaît c’est ta bonne lettre de ce matin. Tu m’as dit un mot qui me va au cœur : « Je ferai quelque chose de beau, dussé-je en crever. » Voilà un mot, au moins. Reste toujours ainsi et je t’aimerai de plus en plus, si c’est possible. C’est par là surtout que tu seras mon épouse légitime et fatale.

Bouilhet va s’occuper des journaux de Rouen. Ce sont des brutes, des ânes, etc… faire un article sérieux dans l’une de ces feuilles, c’est du temps complètement perdu de toute façon. Est-ce qu’on lit à Rouen ?

Je voulais faire de toi un portrait littéraire, si je l’avais pu toutefois, non pas à la Sainte-Beuve, mais comme je l’entends. Il m’aurait fallu pour cela te relire en entier ; ce serait pour moi un travail d’un bon mois. C’est comme pour Melaenis, j’y ferai un jour une préface. Quoi qu’il en soit, si tu me trouves dans un journal de Paris une grande colonne, je t’y dirai des douceurs sincères. Mais quant à Rouen, outre que la chose me répugne parce que c’est Rouen (comprends ça), cela ne te servirait à rien, ne te ferait pas vendre un volume, ni apprécier d’un être humain.

Comme l’histoire de Babinet[2] m’a amusé ! Que je te remercie de me l’avoir envoyée ! […]

À propos de Babinet il me vient des idées sur son compte. On ne prête pas (dans les idées du monde et il faut songer qu’il n’y a que nous qui ne les ayons pas, les idées du monde), d’ordinaire dis-je, on ne prête pas à une femme le Musée secret de Naples, c’est-à-dire un album lubrique, pour des prunes. Cela fait entre le prêteur et l’emprunteuse un compromis (pardon, je ne voulais pas faire de calembour, c’est un terme de droit). On a un petit secret qui vous lie, et concernant l’article, qui pis est. Donc ne t’étonne pas si Babinet, un de ces jours, fait quelque tentative. Tout l’Institut viendra s’agenouiller sur ton tapis, c’est écrit. C’est, du reste, une belle liaison d’idées qu’il a eue. Il cherchait l’Âne d’or. « Je ne le trouve pas, s’est-il dit ; voyons, qu’est-ce que je lui apporterais bien ? De l’antique et du sale, tout ensemble. Ah ! le Musée secret. » Et il l’a mis dans sa poche.

Le Capitaine[3] est un farceur. Un homme comme lui ne s’ébouriffe pas de deux ou trois mots grossiers que j’aurai pu dire. Il a voulu causer et voir ta mine.

La lettre de Madame Didier[4] m’a assez amusé ! Ce fragment de pamphlet qu’elle cite a peut-être raison. Nous avons peut-être besoin des barbares. L’humanité, vieillard perpétuel, prend à ses agonies périodiques des infusions de sang.

Comme nous sommes bas ! et quelle décrépitude universelle !

Les trois XXX dans ta lettre, au bout du nom de David, me donnent à penser. Est-ce qu’il ressemblerait au roi musicien de la Bible que j’ai toujours suspecté d’avoir pour Jonathan un amour illicite ? Est-ce cela que tu as voulu dire ? Un homme aussi sérieux, du reste, doit être calomnié. S’il est chaste, on le répute pédéraste ; c’est la règle. J’ai également eu dans un temps cette réputation. J’ai eu aussi celle d’impuissant. Et Dieu sait que je n’étais ni l’un ni l’autre.

Quelle est cette cantatrice admiratrice de mon frère ? Comme je m’amuse à causer avec toi ! Je laisse aller ma plume sans songer qu’il est tard. Cela me délasse de t’envoyer, au hasard, toutes mes pensées, à toi, ma meilleure pensée du cœur.

J’ai été bien triste les premiers jours de mon retour. Je suis en train maintenant ; je ne fais que commencer, mais enfin la roue tourne.

Tu parles des misères de la femme ; je suis dans ce milieu. Tu verras qu’il m’aura fallu descendre bas, dans le puits sentimental. Si mon livre est bon, il chatouillera doucement mainte plaie féminine ; plus d’une sourira en s’y reconnaissant.

J’aurai connu vos douleurs, pauvres âmes obscures, humides de mélancolie renfermée, comme vos arrière-cours de province, dont les murs ont de la mousse.

Mais c’est long… c’est long ! mes bras fatigués retombent quelquefois. Quand me reposerai-je quelques mois seulement ? Quand nous goûterons-nous tous deux, à loisir et en liberté ? Voilà encore une longue année devant nous et l’hiver, toi avec les omnibus dans les rues boueuses, les nez rouges, les paletots et le vent sous les portes ; moi avec les arbres dépouillés, la Seine blanche et, six fois par jour, le bateau à vapeur qui passe.

Patience, travaillons. L’été se passera. Après l’été je serai presque à la fin, et ensuite j’irai piquer ma tente près de toi, dans un antre désert, mais où tu seras.

Tu m’as mis à la fin de tes Fantômes. J’en ai aussi, moi, en deçà de toi, et de plus nombreux ! Fantômes possédés, fantômes désirés surtout, ombres égales maintenant. J’ai eu des amours à tous crins, qui reniflaient dans mon cœur, comme des cavales dans les prés. J’en ai eu d’enroulés sur eux-mêmes, de glacés et de longs comme des serpents qui digèrent. J’ai eu plus de concupiscences que je n’ai de cheveux perdus. Eh bien, nous devenons vieux, ma belle ; soyons-nous notre dernier fantôme, notre dernier mensonge ; qu’il soit béni, puisqu’il est doux ! Qu’il dure longtemps, puisqu’il est fort.

Adieu, je t’embrasse toute entière.


  1. Voir ce poème à l’Appendice.
  2. Physicien et astronome français, membre de l’Institut. Mêlé au monde littéraire, il fréquentait beaucoup chez Louise Colet, qui lui dédia son poème Sat Morituro.
  3. D’Arpentigny. Voir Correspondance, II, lettre no 306.
  4. Mme Didier tenait sous le Second Empire un salon littéraire où se rencontraient les écrivains et orateurs de l’époque.