Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0341

Louis Conard (Volume 3p. 12-19).

341. À LA MÊME.
[Croisset] Samedi, 5 heures [4 septembre 1852].

Nous ne sommes pas, à ce qu’il paraît, dans une bonne passe matérielle. Il y a sympathie (sympathie veut dire qui souffre ensemble) ; sans vouloir comparer mes tracas aux tiens, j’en ai ma petite dose. Je suis si embêté de mon entourage que je n’en ai pas travaillé cet après-midi. C’est ma mère qui pleure, qui s’aigrit de tout, etc. ! (quelle belle invention que la famille !) Elle vient dans mon cabinet m’entretenir de ses chagrins domestiques. Je ne peux la mettre à la porte, mais j’en ai fort envie. Je me suis réservé dans la vie un très petit cercle, mais une fois qu’on entre dedans je deviens furieux, rouge.

J’avais ainsi tout supporté de du Camp. Quand il a voulu l’envahir, j’ai allongé la griffe. Aujourd’hui elle prétend que ses domestiques l’insultent (ce qui n’est pas). Il faut que je raccommode tout, que je les engage à aller faire des excuses quand ils n’ont pas tort. J’en ai plein mon sac, par moments, de tout cela. Je vais être, en outre, dérangé (mais je m’arrangerai pour qu’on ne me dérange pas) par une cousine qui vient ici passer deux mois. Que ne peut-on vivre dans une tour d’ivoire ! Et dire que le fond de tout cela, c’est ce malheureux argent, ce bienheureux métal argent, maître du monde ! Si j’en avais un peu plus, je m’allégerais de bien des choses. Mais, d’année en année, mon boursicot diminue et l’avenir, sous ce rapport, n’est pas gai. J’aurai toujours de quoi vivre, mais pas comme je l’entends. Si mon brave homme de père avait placé autrement sa fortune, je pourrais être sinon riche, du moins dans l’aisance ; et quant à en changer la nature, ce serait peut-être une ruine nette. Quoi qu’il en soit, je n’avais aucun besoin des 200 francs que tu m’as envoyés. Les reveux-tu ? Ma première idée, ce matin, a été de te les renvoyer aussitôt ; mais avec toi, il faut mettre des gants. J’ai eu peur que tu ne prisses cela pour une réponse tacite à ta lettre de ce matin et que tu ne pensasses que j’ai cru y voir une espèce de petite sollicitation indirecte. Voilà pourquoi ! Mais ne te gêne donc pas et, sans vergogne, redemande-les-moi, s’ils peuvent te faire plaisir.

Je n’ai, moi, aucune dette et, par conséquent, besoin de rien maintenant. Quant aux 300 autres, tu me les rendras pour faire imprimer les affiches de Saint Antoine. C’est convenu.

Tu ne m’as pas répondu relativement à ton article. Envoie chez Bouilhet, si tu veux, le Musée secret ; il s’amusera avec. Il est du reste un peu calmé relativement à la mère Roger[1], et je crois qu’il va se mettre sérieusement à son drame. Son intention est toujours de quitter Rouen cet hiver. Il n’en peut plus de leçons (il devient rebours, et il y a de quoi) et ne veut plus en donner, mais comment vivra-t-il là-bas ? As-tu trouvé justes mes observations sur les Fantômes ?

Il y a dans la Revue de Paris, va de suite la lire à un cabinet de lecture, deux grandes pages de Jourdan et deux citations[2] ; une des Tableaux vivants, une autre de L’orgueil. L’ensemble est élogieux, mais avec quelques conseils singulièrement pareils à ceux de ma dernière lettre. Aussi, quand j’ai lu le numéro en m’éveillant, le lendemain, cela m’a fait un drôle d’effet.

Du Camp n’a pas signé le numéro. Est-ce parce qu’on y faisait ton éloge ? Dans la Chronique, du ton le plus bas, le Philosophe est injurié, sans raison, à propos de rien. La suite du roman de Gozlan[3] est ignoble. Quel triste recueil ! Quant à cette Chronique, que ces messieurs signent maintenant du nom anonyme de Cyrano (rien que cela de prétention !), c’est une infamie. Lorsqu’on parle aux gens d’une telle manière, il faut au moins porter sa carte de visite à son chapeau.

J’ai écrit deux fois en Angleterre pour ton album et n’ai pas eu de réponse, ce qui m’étonne excessivement. Je connais en ce moment un jeune homme à Londres qui doit, je crois, bientôt revenir. Veux-tu que je lui fasse écrire d’aller le prendre ?

Depuis que nous nous sommes quittés, j’ai fait huit pages de ma deuxième partie[4] : la description topographique d’un village. Je vais maintenant entrer dans une longue scène d’auberge qui m’inquiète fort. Que je voudrais être dans cinq ou six mois d’ici ! Je serais quitte du pire, c’est-à-dire du plus vide, des places où il faut le plus frapper sur la pensée pour la faire rendre.

Ta lettre de ce matin aussi m’attriste. Pauvre chère femme, comme je t’aime ! Pourquoi t’es-tu blessée d’une phrase qui était au contraire l’expression du plus solide amour qu’un être humain puisse porter à un autre ? Ô femme ! femme, sois-le donc moins ! Ne le sois qu’au lit ! Est-ce que ton corps ne m’enflamme pas, quand j’y suis ? Ne m’as-tu pas vu te contempler, tout béant, et passer mes mains avec délices sur ta peau ? Ton image, en souvenir, m’agite ; et si je ne te rêve pas plus souvent, c’est qu’on ne rêve pas ce qu’on désire. Hume bien l’air des bois cette semaine, et regarde les feuilles pour elles-mêmes ; pour comprendre la nature, il faut être calme comme elle.

Ne nous lamentons sur rien ; se plaindre de tout ce qui nous afflige ou nous irrite, c’est se plaindre de la constitution même de l’existence. Nous sommes faits pour la peindre, nous autres, et rien de plus. Soyons religieux. Moi, tout ce qui m’arrive de fâcheux, en grand ou en petit, fait que je me resserre de plus en plus à mon éternel souci. Je m’y cramponne à deux mains et je ferme les deux yeux. À force d’appeler la Grâce, elle vient. Dieu a pitié des simples et le soleil brille toujours pour les cœurs vigoureux qui se placent au-dessus des montagnes.

Je tourne à une espèce de mysticisme esthétique (si les deux mots peuvent aller ensemble), et je voudrais qu’il fût plus fort. Quand aucun encouragement ne vous vient des autres, quand le monde extérieur vous dégoûte, vous alanguit, vous corrompt, vous abrutit, les gens honnêtes et délicats sont forcés de chercher en eux-mêmes quelque part un lieu plus propre pour y vivre. Si la société continue comme elle va, nous reverrons, je crois, des mystiques comme il y en a eu à toutes les époques sombres. Ne pouvant s°épancher, l’âme se concentrera. Le temps n’est pas loin ou vont revenir les langueurs universelles, les croyances à la fin du monde, l’attente d’un Messie. Mais, la base théologique manquant, où sera maintenant le point d’appui de cet enthousiasme qui s’ignore ? Les uns chercheront dans la chair, d’autres dans les vieilles religions, d’autres dans l’Art ; et l’humanité, comme la tribu juive dans le désert, va adorer toutes sortes d’idoles. Nous sommes, nous autres, venus un peu trop tôt ; dans vingt-cinq ans, le point d’intersection sera superbe aux mains d’un maître. Alors la prose (la prose surtout, forme plus jeune) pourra jouer une symphonie humanitaire formidable. Les livres comme le Satyricon et l’Âne d’or peuvent revenir, et ayant en débordements psychiques tout ce que ceux-là ont eu de débordements sensuels.

Voilà ce que tous les socialistes du monde n’ont pas voulu voir, avec leur éternelle prédication matérialiste. Ils ont nié la douleur, ils ont blasphémé les trois quarts de la poésie moderne, le sang du Christ qui se remue en nous. Rien ne l’extirpera, rien ne la tarira. Il ne s’agit pas de la dessécher, mais de lui faire des ruisseaux. Si le sentiment de l’insuffisance humaine, du néant de la vie venait à périr (ce qui serait la conséquence de leur hypothèse), nous serions plus bêtes que les oiseaux, qui au moins perchent sur les arbres. L’âme dort maintenant, ivre de paroles entendues ; mais elle aura un réveil frénétique où elle se livrera à des joies d’affranchi, car elle n’aura plus autour d’elle rien pour la gêner, ni gouvernement, ni religion, pas une formule quelconque. Les républicains de toute nuance me paraissent les pédagogues les plus sauvages du monde, eux qui rêvent des organisations, des législations, une société comme un couvent. Je crois, au contraire, que les règles de tout s’en vont, que les barrières se renversent, que la terre se nivelle. Cette grande confusion amènera peut-être la liberté. L’Art, qui devance toujours, a du moins suivi cette marche. Quelle est la poétique qui soit debout maintenant ? La plastique même devient de plus en plus presque impossible, avec nos langues circonscrites et précises et nos idées vagues, mêlées, insaisissables. Tout ce que nous pouvons faire, c’est donc, à force d’habileté, de serrer plus raide les cordes de la guitare tant de fois raclées et d’être surtout des virtuoses, puisque la naïveté à notre époque est une chimère. Avec cela le pittoresque s’en va presque du monde. La Poésie ne mourra pas cependant ; mais quelle sera celle des choses de l’avenir ? Je ne la vois guère. Qui sait ? La beauté deviendra peut-être un sentiment inutile à l’humanité et l’Art sera quelque chose qui tiendra le milieu entre l’algèbre et la musique.

Puisque je ne peux pas voir demain, j’aurais voulu voir hier. Que ne vivais-je au moins sous Louis XIV, avec une grande perruque, des bas bien tirés et la société de M. Descartes ! Que ne vivais-je du temps de Ronsard ! Que ne vivais-je du temps de Néron ! Comme j’aurais causé avec les rhéteurs grecs ! Comme j’aurais voyagé dans les grands chariots, sur les voies romaines, et couché le soir dans les hôtelleries, avec les prêtres de Cybèle vagabondant ! Que n’ai-je vécu surtout au temps de Périclès, pour souper avec Aspasie couronnée de violettes et chantant des vers entre des murs de marbre blanc ! Ah ! c’est fini tout cela, ce rêve-là ne reviendra plus. J’ai vécu partout par là, moi, sans doute, dans quelque existence antérieure. Je suis sûr d’avoir été, sous l’empire romain, directeur de quelque troupe de comédiens ambulants, un de ces drôles qui allaient en Sicile acheter des femmes pour en faire des comédiennes et qui étaient tout ensemble professeur, maquereau et artiste. Ce sont de belles balles, dans les comédies de Plaute, que ces gredins-là, et en les lisant il me revient comme des souvenirs. As-tu éprouvé cela quelquefois, le frisson historique ?

Adieu, je t’embrasse, tout à toi, partout.


  1. Mme Roger des Genettes, appelée plus loin Edma, puis la dame de Saint-Maur et la Sylphide.
  2. Revue de Paris, 1er  septembre 1852, Revue bibliographique signée Jourdan. Article plein d’ironie sur Ce qui est dans le cœur des femmes, volume comprenant entre autres : Tableaux vivants, L’orgueil. On reproche à Louise Colet ses titres ambitieux et ses lauriers académiques.
  3. Le Lilas de Perse.
  4. De Madame Bovary.