Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0325

Louis Conard (Volume 2p. 431-437).

325. À LOUISE COLET.
Dimanche, 11 heures du soir.

Nous nous occupons présentement de ta pièce de Pradier[1]. Quand je dis nous, j’emploie un pluriel ambitieux, car Bouilhet, depuis une heure, s’essouffle à refaire une strophe à laquelle je renonce. Je te dirai au bas de ma lettre nos observations. Il y a de bonnes choses dans ta pièce. Avec peu de corrections, elle peut être excellente.

J’ai repris mon travail. J’espère qu’il va aller, mais franchement Bovary m’ennuie. Cela tient au sujet et aux retranchements perpétuels que je fais. Bon ou mauvais, ce livre aura été pour moi un tour de force prodigieux, tant le style, la composition, les personnages et l’effet sensible sont loin de ma manière naturelle. Dans Saint Antoine j’étais chez moi. Ici, je suis chez le voisin ; aussi je n’y trouve aucune commodité.

La lettre de l’Arménien m’a fait plaisir. Ce sont de rusés drôles que les Arméniens. Mets-toi en garde contre tout ce qui est oriental civilisé. Ces gens-là ont les vices des deux mondes. Avis. « Quand je retournerai en Orient… » dis-tu. Hélas la saison de ma migration est passée ; je suis cloué et pour longtemps ! J’aurais pourtant bien besoin d’eaux de Jouvence. Au fond je me sens las. Après les leçons de géographie que je donne à ma nièce, je reste quelquefois à regarder la carte avec des mélancolies sombres que je tais. Oh ! la vie est trop courte et trop longue.

C’est un homme charmant que ce capitaine. Il te fait mon éloge (discrètement, par savoir-vivre, devinant son auditeur) et il admire l’Âne d’or. Vivent mes compatriotes ! Mets-toi à ce bouquin et dévore-le. Je ne m’étonne point que le Philosophe se soit récrié. C’est du vin trop fort pour lui ; il l’épouvante. Moi, j’aime les choses qui me font peur. À propos de peur, j’ai frémi à l’histoire de ta chauve-souris. La superstition est le fond de la religion, la seule vraie, celle qui survit sous toutes les autres. Le dogme est une affaire d’invention humaine. Mais la superstition est un sentiment éternel de l’âme et dont on ne se débarrasse pas. Aujourd’hui, Rouen a été plein de processions, de reposoirs. Quelle bête chose que le peuple ! Jusqu’à présent on a respecté cette idée. Celles de royauté, d’autorité, de droit divin, de noblesse ont été bafouées ; le peuple seul restait debout. Il faut qu’il se traîne si bas dans l’ignominie et la bêtise qu’on le prenne en pitié à son tour et qu’il soit bien reconnu qu’il n’y a rien de sacré. Le siècle m’ennuie prodigieusement. De quelque côté que je me tourne, je n’y vois que misère. Des mots, des mots, et quels mots !

Ce que Gautier dit de Pradier dans le feuilleton que tu m’as envoyé est bien sec ; rien d’ému. Quel éreintement on aperçoit ! C’est qu’à force de jouer du violon sur son cœur, les cordes s’en détendent. Les gens de lettres sont des putains qui finissent par ne plus jouir. Ils traitent l’art comme celles-ci les hommes, lui sourient tant qu’ils peuvent, mais ne l’aiment plus, et tout s’avachit ensemble. Âme et style, poitrine et cœur.

Je me suis gaudy des détails sur la mère R… J’aime toujours à connaître l’envers des choses. À la bonne heure ! je l’estime et la balle du père R… cultivant ses roses est carrée. Le mari aux dehors non poétiques, ayant au fond des goûts plus propres que Madame, j’aime ça ; et jugez ensuite sur l’étiquette ! Depuis qu’il sait qu’elle est légère, Bouilhet est très excité.

Nous avons été très tristes aujourd’hui. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Était-ce le ciel, le carillon des processions que nous entendions au loin, ou l’éternel sujet : l’avenir ?

J’ai lu l’Homère de Lamartine. Pour du Lamartine, je l’aime assez. Mais je soutiendrai toujours que ce n’est pas là un écrivain et je t’en persuaderai en une demi-heure, quand tu voudras, preuves en main. Toute la partie narrative est la meilleure, mais qu’il y avait mieux à dire sur Homère ! Les premières pages de la Longueville du Philosophe sont bien entortillées ; il vise trop au XVIIe siècle et s’y embrouille souvent dans des tournures lourdes de que, de qui, etc. J’aime les phrases nettes et qui se tiennent droites, debout tout en courant, ce qui est presque une impossibilité. L’idéal de la prose est arrivé à un degré inouï de difficultés il faut se dégager de l’archaïsme, du mot commun, avoir les idées contemporaines dans leurs mauvais termes, et que ce soit clair comme du Voltaire, touffu comme du Montaigne, nerveux comme du La Bruyère et ruisselant de couleur, toujours.

Hier, j’ai été avec ma mère à la campagne voir le père et la mère de ce jeune homme mort à Alger (comme je te l’ai dit). C’est une maison entourée de grands arbres ; le vent soufflait dans les tilleuls, des chiens de chasse hurlaient. J’ai eu là un bon frisson dans le dos. Le père, pauvre bonhomme de près de 80 ans, m’a embrassé en pleurant, sanglotant, crachant, râlant. C’était un sale et lamentable spectacle. Je les connais de longue date ces aspects de deuil.

Pradier. — Pourquoi ce cortège funèbre est un peu Delavigne de tournure, mais il faudrait tout changer ; garde-le.

Ce sont de blanches théories, etc., très bon, très bon.

N’es-tu pas le fils de la Grèce
N’es-tu pas le fils enchanteresse


atroce.

Variante :

N’es-tu pas le fils de la Grèce
Un des plus grands, un des plus beaux ?
Sous ton ciseau qui la caresse,
Chaque nymphe, chaque déesse
Sort radieuse des tombeaux.

La strophe qui suit a d’abord son premier vers mauvais : les blondes ombres est bien dur et puis qu’est-ce que les ombres d’Homère qui sont filles de Phidias et revivent vierges en palpitant sous ta paupière ? Elle est fort difficile à changer.

Voici donc deux variantes dont je ne suis guère fou, mais qui valent peut-être un peu mieux :

Lorsque la forme juvénile


(hum ! hum ! c’est juvénile)

S’élançait du bloc, dans tes bras,
Le marbre, à ton geste docile,
Croyait revoir le front tranquille
De Praxitèle ou Phidias.


ou mieux peut-être :

Quand la forme blanche et pudique
S’élançait du bloc, dans tes bras,
Le marbre ému, rêvant l’attique,
Croyait sentir l’étreinte antique
De Praxitèle ou Phidias.

Je supprimerais complètement la strophe

Splendeur, beauté, etc.
Se condensaient
mariaient
L’homme antique à l’homme nouveau


qui est d’explication et qui coupe le mouvement figuré. Elle arrête la marche et n’est pas bonne en soi.

Ô peuple immortel de statues, etc.


et la suivante, très bon ; garde-toi bien de changer :

Dianes effleurant les grèves


qui est le meilleur vers de toute la pièce.

Au lieu de venez glorifier sa mort, qui me semble fort plat : Venez pleurer ! le maître est mort !

Ici, le mouvement me semble très fini et qu’il n’y a plus rien à dire. Je m’arrêterais là ; ou bien si tu veux faire une queue pour la Sapho, fais alors une seule strophe pour Sapho seule, mais rythmée.

et toi, etc.
Symbole si triste et si beau
Poésie, amour, double flamme,
Marbre où la lyre se fait femme,
Viens et marche en tête, ô Sapho !


mauvais : qu’est-ce qu’un marbre où une lyre se fait femme ?

À celui, etc.
Souffle…


Tu as un souffle plus loin et là

… au fier Créateur, au doux maître


bon

…l’être
L’immortalité.

II

1re  Excellente.

2e  Les deux premiers vers charmants.

empires tombés,


tu as, tout à la fin,

…la poudre des empires.

Ainsi que de fraîches Hébés


est bien mauvais ; une fraîche Hébé, archi-commun ; plus bas, d’ailleurs, frais paysage. Dans la fin de la strophe suivante il y a du vague : onde, quiétude, sérénité, cela patauge.

Puis ils diront ta mort si douce, si rapide


si douce et si rapide plus harmonieux.

Qu’elle a glacé…


très beau, et la fin est bonne aussi, si ce n’est peut-être

… riante apothéose, etc.


La dernière image charmante.

Sur ce, très humiliés de n’avoir pu en trois heures rien trouver de mieux, nous allons nous coucher.

Adieu, pauvre chère amie, je t’embrasse avec mille tendresses profondes.

À toi. Ton G.

  1. Poème sur la mort de Pradier dans Ce qui est dans le cœur des femmes, 1 vol., Paris, 1852. Pour suivre les corrections des pages 435 et suivantes, voir à l’Appendice.